La “Tragique” jubilatoire de Yannick

Il est deux circonstances où écrire sur un concert est problématique, soit quand un concert ne vous a pas plu et il est alors mieux de se taire, et à l’inverse lorsque vous l’avez tellement aimé qu’il est difficile de traduire en mots votre émotion. Tel fut le cas au Théâtre des Champs Élysées le 19 septembre dernier. Le charismatique et très talentueux chef québécois Yannick Nézet-Séguin, dont on se souvient qu’il a travaillé avec Carlo-Maria Giulini sur les Requiem de Verdi que ce dernier a dirigés à la tête de l’Orchestre de Paris, y donnait une interprétation en tous points exceptionnelle de la sixième symphonie de Mahler.

Il était à la tête de l’excellent Orchestre Philharmonique de Rotterdam dont il est l’heureux directeur musical depuis 2008 et au moins jusqu’en 2018. Dès les attaques des cordes graves qui débutent le premier mouvement, le décor tragique de cette symphonie est planté avec fermeté, précision et talent. Et une heure un quart plus tard, lorsque résonnent les toujours très impressionnants coups de marteau qui annoncent la fin de l’œuvre, vous vous rendez compte que vous n’avez pas décroché une seule seconde tellement cette interprétation tendue comme un arc était passionnante. Yannick Nézet-Séguin fait vivre chaque note, chaque accord, chaque transition avec engagement, passion et talent et transforme cette partition très complexe et riche en une évidence de lisibilité. Tout y est hiérarchisé et donc audible, tout y est vivant, beau ou brutal, voire criard, selon le contexte. Le somptueux orchestre Philharmonique de Rotterdam, hormis un accident mineur de cuivre au tout début de l’œuvre, est lui aussi investi, répondant à chaque inflexion et intention de son chef. Il n’y a aucune faiblesse dans cet orchestre aux cordes soyeuses et sonores, aux bois riches, précis et par moment cuivrés, aux cuivres débordant d’harmonies pleines et sonores, sans parler des percussionnistes très sollicités dans cette œuvre puisqu’on y entend même des cloches ! Et quelques regards complices et sourires échangés montrent que les musiciens prennent un audible plaisir à jouer ensemble et sous la direction de leur chef qu’à l’évidence ils aiment. Cet esprit collectif et cette joie de construire une interprétation, portés ici au plus haut niveau, sont constants dans tous les grands orchestres. Et lorsque le premier violon Igor Gruppman livre en solo plusieurs passages d’une grande musicalité, c’est en une parfaite et touchante osmose avec Yannick Nézet-Séguin. L’étonnant silence du public parisien, souvent moins discipliné, pendant toute la durée de ce concert témoignait aussi d’une interprétation captivante. Il faut dire que le morendo des toutes dernières mesures était d’une intensité aux limites de l’insoutenable.

Quelques mots pour terminer sur l’homme Yannick Nézet-Séguin. A bientôt 40 ans il réussit tout à Montréal depuis 2000, à Rotterdam depuis 2008 et à Philadelphie depuis 2012. Pour avoir eu la chance de chanter sous sa direction un fabuleux et inoubliable «Requiem» de Verdi à San Sebastian avec l’excellent Orfeón Donostiarra, je puis vous assurer que si le chef appartient incontestablement à la catégorie des très grands maestro, il est également accessible, drôle et chaleureux. La preuve, c’est avec un grand sourire et affectueusement qu’il a reçu, à l’issue de cette symphonie de Mahler d’anthologie, la «section française» d’Orfeón Donostiarra récemment rencontrée en Espagne. Et lorsque nous évoquons ensemble une éventuelle invitation à venir diriger l’Orchestre de Paris, les mots qui lui viennent naturellement sont «Il faudrait que cela ait un rapport avec Giulini». Alors oui Yannick, malgré votre emploi du temps démoniaque, on vous espère un jour à l’Orchestre de Paris et pourquoi pas pour un «Requiem» ou les «Quatre pièces sacrées» de Verdi. A bientôt donc peut-être, en tout cas une immense bravo pour votre talent et merci pour votre générosité. Le monde de la musique classique a besoin d’hommes comme vous. Les Montréalais, les Philadelphois et les Rotterdamois ont bien de la chance. Bienvenue à Paris Yannick !

Gilles Lesur