Une semaine musicale à Berlin

Samedi 11 octobre 2013. Schiller Theater Berlin. Wozzeck d’Alban Berg. Direction : Daniel Barenboïm. Revoir Wozzeck à Berlin quelques jours après la disparition de Patrice Chéreau est une troublante coïncidence. Cette belle production mise en scène par Andrea Breth était une reprise d’un spectacle donné pour la première fois en 2011. L’orchestre y est un personnage à part entière et Daniel Barenboïm, en très grande forme, met dans sa lecture des couleurs d’une infinité variété. Waltraud Meier et Roman Trekel sont Marie et Wozzeck par tous les pores de leur peau. Malgré le temps qui passe, Graham Clark est toujours un fascinant capitaine et Heinz Zednik un narrateur tout droit sorti du «Pierrot Lunaire». La mise en scène est sobre, utilisant le huit clos physique comme allégorie de l’enfermement mental et la rotation des structures comme symbole du temps qui avance inexorablement vers le drame. Mais comment effacer le souvenir des images de la mise en scène de Chéreau, en particulier celle de la mort de Wozzeck aspiré par l’eau du lac et cette lune rouge («Der Mond ist blutig ») qui apparaissait à la fin du troisième acte ? L’orchestre, d’un exceptionnel niveau, est tout simplement parfait, juste, précis et d’une constante lisibilité. La musique de Berg, si complexe, devient simple, belle, émouvante et accessible. Du très grand art salué par une ovation debout, d’abord destinée à l’orchestre et à son chef, à l’évidence très populaire ici à Berlin.

Le lendemain 12 octobre à la Philharmonie, l’Orchestre de la Radio Berlinoise, dont le chef est Marek Janowski, donnait sous la direction de Vasily Petrenko un programme Prokofiev et Sibelius, précédé d’une belle et passionnante création «preSag» d’Orjan Matre, un jeune compositeur norvégien. Une ouverture de concert qui démontrait d’emblée l’excellence de cet orchestre et qui rappelait, s’il en était besoin, quelle extraordinaire acoustique possède cette salle unique où le moindre frottement d’une percussion est audible de partout comme si vous étiez à côté du musicien. Le troisième concerto pour piano de Prokofiev était magnifiquement joué par le pianiste macédonien Simon Trpceski, en parfaite harmonie avec l’accompagnement précis, subtil et nuancé de Vasily Petrenko. Mais, hormis un bis endiablé et festif donné avec la complicité d’une violoncelliste et du premier violon, le sommet de la soirée fut sans conteste une deuxième symphonie de Sibelius d’anthologie. Dans cette musique âpre et qui peut parfois paraître décousue mais qui est si riche, Vasily Petrenko démontre une incroyable science de la direction, au sens de diriger, mais aussi dans le sens de la direction vers laquelle il souhaite faire aller la musique. L’orchestre répond à toutes les demandes du chef avec une énergie, une précision et un engagement audible mais aussi visible par une attitude concernée et volontariste qu’on aimerait voir plus souvent chez les musiciens parisiens. Le mouvement final est particulièrement émouvant, puissant et lyrique mais jamais spectaculaire ou grandiloquent. Vasily Petrenko y fait naître une tension croissante qu’il porte à son paroxysme, égalant sans doute ici l’immense Léonard Bernstein, tellement son interprétation est puissante et aboutie. Vasily Petrenko est incontestablement l’un des très grands chefs de la nouvelle génération et ce n’est pas un hasard s’il vient de prendre la direction de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo, tout en étant renouvelé une troisième fois à Liverpool. Un seul regret que ce dimanche soir à Berlin la Philharmonie n’ait été que si peu remplie. Comme quoi à Berlin aussi, certaines soirées musicales ne font pas le plein.

L’autre moment fort et attendu de cette semaine berlinoise était la «Passion selon Saint Matthieu» donnée pour les 50 ans de la Philharmonie de Berlin par l’Orchestre Philharmonique de Berlin en effectif adapté, le Rundfunkchor Berlin en grand effectif et une pléiade de très grands solistes (17 octobre 2013). Il s’agissait de la reprise de la mise en espace, ou plus exactement ritualisation, imaginée par Peter Sellars en 2010. On sait que Simon Rattle a coutume de dire que ce spectacle est celui dont il est le plus fier depuis son arrivée à Berlin en 2001. Et vu l’activité de ce dernier et de son orchestre ce propos n’est certainement pas anodin. Il faut dire que ce spectacle est vraiment unique. Le principe est simple puisqu’il consiste à mettre chacun des chanteurs et le chœur au plus près du texte et des situations pour ensuite les illustrer visuellement. En pratique, cela signifie par exemple faire bouger le chœur, y compris les enfants, parfois jusque dans les gradins, installer sur scène une structure blanche en bois symbole d’une tombe, faire chanter Jésus tout en haut de la Philharmonie, etc….C’est finalement assez simple (il suffisait d’y penser!) et la réalisation est toujours sobre, en situation, jamais spectaculaire ou hors de propos. En un mot, c’est d’une grande intelligence et d’une grande sensibilité et cela ajoute incontestablement un plus au chef d’œuvre de Bach. Cela impose pour les chanteurs solistes comme pour ceux du chœur un investissement corporel et spirituel important, avec notamment une connaissance de la partition par cœur. Pour Simon Rattle au centre de la scène, c’est aussi un exercice difficile car le chœur comme les solistes sont parfois derrière son dos ou à distance. Le tout se termine dans la quasi-obscurité autour de la tombe de Jésus dans un mouvement convergeant des chanteurs du choeur vers le centre de la scène qui est très émouvant. Le Rundfunkchor Berlin, préparé par Simon Halsey, est exceptionnel d’engagement, de précision, de puissance quand il le faut et ailleurs de douceur comme de diction. Largement sollicité (presque trop parfois…) par Simon Rattle, il répond avec passion et s’adapte au contexte spirituel de l’œuvre avec une précision qui ne laisse aucun doute sur l’importance du travail de préparation d’amont. Parmi les solistes tous de très haut niveau, il faut signaler l’extraordinaire évangéliste de Mark Padmore et le Jésus rayonnant et serein de Christian Gerhaher d’une beauté de timbre, de style et d’une musicalité à couper le souffle. Un grand coup de chapeau également au chœur d’enfants (Knaben des Staats- und Domchors Berlin dirigé par Kai-Uwe Jirka), de toute beauté et qui parvient à chanter avec Simon Rattle y compris lorsque les enfants en sont très éloignés. Impossible en sortant d’une telle soirée de ne pas être pendant quelques longs instants le cœur et la tête dans les étoiles…

Trois bonheurs n’arrivant jamais seuls, il y eut aussi jeudi 18 octobre ce «Don Giovanni» de nouveau au Théâtre Schiller dans la mise en scène efficace et drôle de Claus Guth. Un Don Giovanni sous les traits d’un beau gosse nommé Christopher Maltman qui a vraiment tout du rôle : la belle allure (torse compris..), le style, la vitalité et la voix somptueuse puissante et belle à la fois. L’autre héros du jour, cela ne vous surprendra pas, c’est Daniel Barenboïm qui dirige, bien entendu par cœur…, avec l’excellence qu’on lui connaît dans ce répertoire. L’orchestre y devient un personnage à part entière et que c’est agréable lorsque la partie d’orchestre est aussi géniale que dans Don Giovanni. Dorothea Röschmann campe une Donna Elvira à la forte personnalité alors que Christine Schäfer peine un peu dans Donna Anna. Adrian Sâmpetrean, alias Leporello, après nous avoir fait peur et donné quelques frayeurs au chef dans « L’air du catalogue », se reprend et donne par la suite à son personnage le caractère qu’il convient. Passons sur le commandeur un peu décevant de Jan Martiník pour évoquer les grandes qualités du Masetto d’Adam Plachetka et de la Zerlina, pourtant annoncée comme fiévreuse mais en pleine forme vocale et physique, de la berlinoise Anna Prohaska. Et surprise, car oui nous sommes à Berlin, non content d’afficher le meilleur «Don Giovanni» du moment, le Staatsoper Berlin nous offre en Don Ottavio, Rolando Villazón. Et nous assistons alors à une superbe leçon de beau chant et de legato dans les deux magnifiques airs que Mozart offre à ce personnage dans cet opéra, décidément un des plus extraordinaires du répertoire lorsqu’il est réalisé à ce niveau. Rolando Villazon, on l’oublie trop souvent, est aussi un magnifique ténor mozartien car il possède dans son timbre l’élégance et la lumière nécessaires à ce type de rôle. Et surprise finale, Daniel Barenboïm supprime l’allegro final un peu niais qui casse trop la fin de Don Juan et comme il a raison… En sortant d’un tel moment de musique, on se dit qu’il n’y a décidément qu’à Berlin que l’on peut entendre de telles distributions. L’effet Barenboïm sans aucun doute !

Enfin, pour terminer ce séjour musical il y eut «La fiancée du tsar» de Rimsky Korsakov donnée le 19 octobre. Œuvre peu connue et qui mériterait de l’être plus. Ici aussi l’orchestre toujours sous la baguette de Daniel Barenboïm est au plus haut niveau et la distribution, essentiellement russe, de très haut niveau. La mise en scène de Dmitri Tcherkaniov est une actualisation très réussie de l’histoire qui se déroule sous Ivan le Terrible et l’on devine aisément, par les temps «poutiniens» qui courent, le propos de Tcherkianov. Anatoli Kotscherga, le Boris Godounov d’Abbado, a malheureusement vieilli et n’a pas plus ni la justesse ni le legato d’antan. Seul non russe de la distribution, l’allemand Johannes Martin Kränzle, au russe plus que crédible, possède tout, la puissance, la justesse, la personnalité et le charisme. Olga Peretyatko est une Marta de haute volée (Mme Netrebko peut dormir tranquille la relève est déjà là…) et Anita Rachvelishvili, une Ljubasha d’exception : une incroyable puissance, mais aussi une justesse, une caractérisation et une projection rares, y compris dans une très longue comptine de toute beauté chantée a cappella. Et quelle émotion de voir sur scène dans le rôle de Saburowa, Anna Tomowa-Sintow, une des protégées d’Herbert von Karajan dans les années 80. Triomphe pour toute la troupe et pour les musiciens de la Staatskapelle de Berlin que Barenboïm a pris l’habitude de faire monter sur la scène en fin de représentation. Une habitude qui en dit long sur l’homme et qui est visiblement très appréciée du public berlinois qui les applaudit toujours très chaleureusement. Quant à Daniel Barenboïm, il a l’air tellement heureux à Berlin à la tête de cet opéra où il fait tous les jours par son travail, son intelligence et sa détermination des merveilles que le voir en fin de représentation avec ce grand sourire manifestement sincère a quelque chose de très émouvant. Cet homme incontestablement vieillit bien et on l’imagine bien volontiers quelques moments plus tard à parler espagnol avec son ami Rolando autour d’un cognac et d’un bon cigare… Si seulement nos décideurs à Paris pouvaient se rappeler que ce musicien rare habite à une heure et demie d’avion de Paris….Mais son ami Stéphane Lissner saura certainement s’en souvenir quand il sera à la tête de l’Opéra de Paris….

Berlin est donc bien toujours la capitale de la musique classique européenne. Seul Londres peut actuellement rivaliser à la fois en terme d’opéra et de musique symphonique. Toutefois, avec l’arrivée de Stéphane Lissner à l’Opéra de Paris dès 2014 (on évoque déjà un Lohengrin avec Kaufmann, un Don Carlos en français et un Moïse et Aaron de Schöenberg) et l’ouverture de la Philharmonie en janvier 2015, Paris pourrait devenir un concurrent sérieux ! A suivre…

Gilles Lesur

Tout sur les 50 ans de la Philharmonie de Berlin, c’est sur le site www.berliner-philharmoniker.de
Le DVD de la “Passion selon St Matthieu” revue par Peter Sellars et avec la même distribution qu’évoquée plus haut est en vente pour environ 25 euros.
Si vous voulez découvrir “La Fiancée du tsar”, l’enregistrement dirigé par Valery Gergiev est à privilégier.