Une sacrée présence

Esa-Pekka Salonen, le grand chef d’orchestre finlandais, était récemment à Paris pour deux semaines en tant qu’invité d’honneur de “Présences”, le festival de musique contemporaine qui fêtait cette année ses 21 ans. Autant le dire tout de suite, la série de 13 concerts, dont 4 dirigés par Esa-Pekka Salonen, fût un énorme succès. Marc-Olivier Dupin, récent démissionnaire de la direction de la musique à Radio France, part à l’issue d’une programmation qui fait honneur au service public. Car, qui d’autre que Radio France pourrait en France organiser une telle série de concerts à la fois élitistes, dans le meilleur sens du terme, et égalitaires car ouverts à tous ? Une programmation riche et intelligente de concerts gratuits dans un Châtelet de plus en plus rempli au fur et à mesure des manifestations témoigne qu’il y a bien à Paris un public pour la musique symphonique, y compris contemporaine. Esa-Pekka Salonen a pu y faire briller son incroyable et double talent de compositeur et de chef d’orchestre.
On se souvient qu’Esa-Pekka Salonen a quitté à l’été 2009, après 17 ans d’une direction saluée par tous, l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, cédant la place à Gustavo Dudamel. Il est depuis septembre 2008 l’heureux directeur musical du Philharmonia Orchestra et son contrat a été prolongé jusqu’en 2014. Un moment pressenti à la direction musicale de l’Orchestre de Paris, l’affaire ne s’est finalement pas faite pour d’obscures raisons dont cette maison a le secret. Grave erreur, car cet homme de 52 ans, qui en paraît 10 de moins, est non seulement un immense chef d’orchestre mais aussi un homme modeste, simple, drôle et généreux. Il a aussi prouvé lors de son mandat américain qu’être directeur musical est un métier différent de celui de chef d’orchestre. Il a d’ailleurs toujours refusé de cumuler plusieurs postes de directeur musical par respect pour les musiciens avec lesquels il s’engageait pour se consacrer pleinement à l’orchestre dont il avait la charge. Quoi de plus évident mais oublié par tant d’autres qui cumulent plusieurs postes dans une espèce de boulimie pathologique ! En cela, il est à rapprocher de Messieurs Barenboïm, Boulez, Chailly ou Rattle qui ont su s’investir profondément dans la maison dont ils avaient la charge. C’est évidemment la seule façon d’y laisser durablement sa marque…

Le concert du 4 février débutait par “Un sourire” de Messiaen une commande de Radio France pour le bicentenaire de la disparition de Mozart qui fut créée par Marek Janowski en 1991. Salonen dit de la musique de Messiaen qu’elle possède une identité forte permettant de la reconnaître dès la première note. Elle possède aussi ce caractère inattendu qui fait de certaines musiques des musiques novatrices qui surprennent l’auditeur à chaque écoute. Esa-Pekka Salonen qui passe deux mois chaque été sur la Mer Baltique a certainement trouvé dans cette musique, le plus souvent immobile, quelque chose de la calme mais puissante nature finlandaise. L’Orchestre Philharmonique de Radio France apparaît en grande forme, souple et hyperréactif sous la main énergique et précise d’Esa-Pekka Salonen. Car l’homme, également libre de toute école ou dogme, choisit la main ou la baguette en fonction des œuvres dirigées. Ce concert fût aussi l’occasion d’entendre Salonen compositeur dans “Insomnia” une commande de la Radio de Hambourg de 2002. Cet ensemble de variations qui utilise des tubas wagnériens explore les nuits et leurs aspects parfois sombres et démoniaques. L’orchestration est magistrale, puissante, tellurique et fait souvent penser au maître tant admiré, Stravinsky. Après l’entracte, la maîtrise de Radio France donnait en création mondiale et sous les mains expertes de Sofi Jeannin le “Dona Nobis Pacem” de Salonen, rempli d’une grâce suspendue, avec la précision et toute la lumière nécessaire. La tenue vocale et sur la scène de ces apprentis chanteurs est exceptionnelle. Ce concert fût enfin l’occasion d’entendre le Requiem de Ligeti cet ovni musical rendu populaire il y a 40 ans par Stanley Kubrick. Quarante-cinq ans après sa création en 1965 à Stockholm sous la baguette experte de Michael Gielen, cette musique dédiée aux victimes d’Auschwitz est toujours d’une incroyable modernité presque choquante. Salonen considère Ligeti, à qui il a d’ailleurs consacré une quasi intégrale au disque chez Sony, comme un grand original, un des monstres du XXe siècle… ce qu’il est, effectivement. Cette musique explore tous les rythmes impossibles aux tessitures extrêmes en passant par des harmonies serrées qui provoquent sur l’auditeur un véritable effet physique. Stupéfiant ! Esa-Pekka Salonen dirige cette musique extrêmement complexe avec une aisance incroyable et une technique infaillible. Le chœur de Radio France, bien préparé par un de ses anciens directeurs, Michel Tranchant, est à la hauteur de la situation. Il faut dire que, par moments, le chœur est divisé en rien moins qu’un premier chœur lui-même divisé en 20 parties soutenu dans un troisième mouvement par un second chœur écrit à cinq, voire 10 parties. On comprend que certaines choristes aient fréquemment recours au diapason ! Et les deux solistes Barbara Hannigan et Virpi Räisänen-Midth font leurs acrobaties vocales avec l’assurance d’experts. Chapeau et premier triomphe pour Esa-Pekka Salonen !

Théâtre du Châtelet, 4 février 2011, Olivier Messiaen Un sourire, Esa-Pekka Salonen Insomnia et Dona Nobis Pacem (Maîtrise de Radio France, Sofi Jeannin, chef de chœur), György Ligeti, Requiem (version révisée de 1997), Barbara Hannigan, Virpi Räisänen-Midth, Chœur de Radio France (Michel Tranchant, chef de chœur), Orchestre Philharmonique de Radio France, Esa-Pekka Salonen, direction.
A noter que le livret-programme de cette série était d’une richesse peu habituelle.

Le concert du 19 février, dernier du cycle, fut lui aussi un incroyable moment de bonheur. Bonheur de voir le Châtelet complètement plein avec un public souvent jeune et d’une incroyable attention. Plaisir de voir l’Orchestre Philharmonique de Radio France jouer avec un brio spectaculaire des pièces si différentes. Plaisir aussi de voir la complicité qui s’est progressivement renforcée en 15 jours entre Esa-Pekka Salonen et l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Au programme, ce soir-là, “Nouvelle œuvre” de Salonen, “D’Om le vrai sens”, une création de Kaija Saariaho, les désormais célèbres “LA variations” de Salonen et “Amériques ” d’Edgar Varèse.
“Nouvelle œuvre” est une commande conjointe de Radio France, de l’Atlanta Symphony Orchestra et du Carnegie Hall. Esa-Pekka Salonen dit lui-même que l’on peut considérer cette œuvre comme un véritable poème symphonique dans la lignée de Richard Strauss ou de “La fille de Pohjola” de Sibelius. Débutant par un quatuor de cors (Salonen est corniste de formation) cette pièce étonnante, d’une seule jetée, est à la fois puissante et lumineuse. L’orchestration d’une variété infinie utilise une percussion riche et sonnante portée au plus haut niveau par les musiciens du Philharmonique de Radio France. L’œuvre de Kajia Saariaho, pour clarinette et orchestre, casse la forme traditionnelle de l’œuvre concertante en faisant circuler l’instrumentiste dans la salle et en le faisant d’abord jouer de telle façon qu’on n’est pas certain qu’il soit réellement en train de jouer. L’effet est saisissant et relayé par un jeu utilisant non seulement le placement de l’interprète qui circule de la salle à la scène pour finir à côté du chef d’orchestre mais également toutes les possibilités techniques de l’instrument. Même si cette musique ne possède pas l’énergie tellurique de celle d’Esa-Pekka Salonen, elle distille une ambiance feutrée presque neutre que certains pourraient prendre pour… de la neurasthénie, ce qu’elle n’est sans doute pas ! Le clarinettiste Kari Kriikku fait preuve d’une maîtrise confondante de son instrument et d’une aisance physique qui amplifie le résultat musical. L’accueil est un véritable succès pour Kajia Saariaho qui vient saluer sur scène. Après l’entracte retour à l’énergie débordante d’Esa-Pekka Salonen compositeur pour ces désormais célèbres “LA variations” que son successeur à Los Angeles, Gustavo Dudamel, dirige

régulièrement de par le monde. Commande du Los Angeles Philharmonic Orchestra créée à Los Angeles par le compositeur en 1997, cette œuvre utilise un très grand orchestre. Elle sonne magnifiquement sous la baguette précise et enthousiaste d’Esa-Pekka Salonen. Enfin, ce concert se terminait par une apothéose, l’exécution magistrale d'”Amériques” de Varèse. Tout a été dit sur cette œuvre unique, postérieure de 13 ans au “Sacre du Printemps” et créée par Stokowski à Philadelphie. La version donnée ce soir est celle révisée par Chou Weng Chung en 1997 et utilisant pas moins de 15 percussionnistes. Esa-Pekka Salonen construit sa lecture d’une manière impressionnante l’immense partition ouverte sur son pupitre. Tout est magnifiquement en place et les percussionnistes au rôle majeur sont tout simplement époustouflants de virtuosité.

Cette exécution magistrale termine d’une manière exemplaire une quinzaine exceptionnelle qui fait honneur aux organisateurs. Esa-Pekka Salonen, épuisé, salue la salle qui lui fait rapidement une standing ovation parfaitement méritée. L’Orchestre Philharmonique de Radio France, à l’évidence conquis, salue avec ferveur et enthousiasme leur chef, un maître incontestable. Au fait, le Philharmonique de Radio France cherche un directeur musical. Mais ne rêvons pas Paris ne sait plus attirer les meilleurs et Esa-Pekka Salonen est engagé ailleurs au moins jusqu’en 2014… Malgré ce triomphe, Esa-Pekka Salonen garde la tête froide avec cet air presque étonné et touchant laissant imaginer une pensée “Ah bon c’était si bon que ça, vraiment ?” Oui Esa Pekka c’était tout simplement fabuleux. Kiitos Esa-Pekka. Si seulement tu pouvais revenir bientôt à Paris… (Kiitos signifie merci en finnois et, en Finlande, le tutoiement est très large).

Gilles Lesur

Théâtre du Châtelet, 19 février 2011, Esa-Pekka Salonen, Nouvelle œuvre, Kajia Saariaho D’Om le vrai sens (Création française) avec Kari Kriikku (clarinette), Esa- Pekka Salonen, LA Variations, Edgar Varèse, Amériques, Orchestre Philharmonique de Radio France, Esa-Pekka Salonen, direction.