Une “Pathétique” historique

En ce début d’année 2008, la venue d’Ozawa avec les Berliner et Anne-Sophie Mutter faisait figure d’évènement attendu. Le prétexte était l’année Karajan (né en 1908) et un concert hommage d’abord donné à Berlin puis au cours d’un court périple européen à Vienne, Paris et Lucerne. Seiji Ozawa, aidé par Karajan au début de sa carrière, est donc au pupitre. Au programme deux œuvres souvent dirigées par le maestro autrichien : le concerto de violon de Beethoven et la Pathétique de Tchaïkovski. Salle comble avec notamment Kaija Saariaho et Henri Dutilleux, grands fidèles de Pleyel. L’hommage à Karajan se transforme incontestablement en triomphe pour Ozawa qui dirige par cœur, sans baguette, avec une incroyable concentration d’énergie. Anne-Sophie Mutter, décidément de plus en plus belle, interprète avec sa passion habituelle ce concerto tant aimé et joué à travers le monde. L’émotion est particulièrement palpable dans la fin du sublime adagio. La complicité avec Ozawa est évidente et ce dernier semble diffuser à la violoniste un mélange de tendresse et d’énergie de par sa simple présence. Au cours de nombreux pianissimi incroyablement osés, le violon sonne parfois comme un autre instrument presque fantomatique. Une première partie de très haut niveau. Pendant un bis consacré à Bach, Ozawa prend place au milieu de l’orchestre en toute simplicité. Après une telle première partie, on pouvait donc s’attendre à une seconde partie de très grande classe et autant le dire d’emblée ce fut une Pathétique d’anthologie. Une construction impitoyable, une intensité de chaque seconde, une énergie foudroyante, à l’évidence proche de celle de l’autre maître Charles Munch, mais sans sollicitation excessive ni effet racoleur ou vulgaire. Le corps d’Ozawa, petit et un peu sec, se fait tout entier le centre de ces intentions toutes suivies à la lettre par ces extraordinaires musiciens. Il insuffle, sollicite tel ou tel musicien comme un félin joueur, voire mime une dramatisation très suggestive. N’importe quel autre chef serait ridicule mais avec Ozawa c’est magique et productif. L’orchestre donne à ce démiurge tout… et encore plus sans aucune réserve. Les tutti sont d’une incroyable puissance physiquement perceptible et souvent terrifiante tout à fait dans le sujet même si cela souligne parfois les limites acoustiques de la salle. Pas question ici d’en garder en réserve et tant mieux car dans cette musique c’est cela qui serait vulgaire. Tchaïkovski ne sonne jamais aussi bien qu’avec cette violence et cette passion. Et qui n’a pas entendu le pupitre de contrebasses de cet orchestre dans cette œuvre ne peut pas imaginer le plaisir immense que cela représente. Voire le beau Nabil Shehata, si fier et heureux d’être là, auprès de son ami Janne Saksala, tous deux penchés avec une folle énergie sur leur instrument les stimulant de leur corps tout entier et pas seulement de leur archet, est un pur bonheur. Et un bonheur n’arrivant jamais seul, on évoquera notamment (pardon pour les autres), le basson miraculeux et sensuel de Daniele Damiano, la clarinette exquise de Wenzel Fuchs, le cor précis, clair et léger de Sarah Willis et la présence constante de la magique timbale de Rainer Seegers. Et l’ensemble des cordes, qui lors des nombreux tutti déchaînés de cette œuvre, sonnent avec une richesse, une précision et une harmonie polyphonique à couper le souffle. Tout cela donne à cette interprétation une intensité poignante. On dit souvent et à juste titre que rien ne vaut un chef russe pour diriger cette œuvre. Et lors d’un précédent hommage à Karajan en décembre 1999 à Vienne, Valery Gergiev avait littéralement mis le feu à une Philharmonie de Vienne des très grands jours. Pour cette Pathétique, chef d’œuvre poignant dont pas une note n’est superflue ou maladroite, après Mravinski, Svetlanov, Karajan et Gergiev, il y a maintenant un nouveau maître : Seiji Ozawa.
Et si l’on dédiait un prochain concert de l’orchestre de Paris à Karajan pour qu’enfin il s’y passe quelque chose ?
Gilles Lesur

Salle Pleyel, le 25 janvier 2008, Orchestre Philharmonique de Berlin, Anne-Sophie Mutter, Beethoven, Tchaïkovski.