Une Mahler 8 allégée

Valery Gergiev inaugurait hier soir, mercredi 8 septembre 2010, la saison symphonique de Pleyel avec la huitième symphonie de Mahler, presque 100 ans jour pour jour après la création. Et vous le savez, après 2010, année commémorative des 150 ans de la naissance de Mahler, 2011 sera l’occasion de célébrer les 100 ans de sa disparition. Allergique à Mahler ou “mahlerophile” saturé, passez votre chemin… Toutefois, la huitième symphonie est trop rarement donnée à Paris pour se priver du plaisir de l’entendre en direct. Il est vrai que cette œuvre pose le problème du lieu et on se souvient de représentations à Orange, au Palais des Congrès, à la basilique de Saint-Denis et plus récemment à Bercy. Espérons que la Philharmonie de Paris permettra l’exécution dans des conditions acoustiques optimales de ce chef d’œuvre.
Revenons rapidement sur l’étonnante histoire de l’œuvre. Rentré le 11 avril 1910 de New York (Mahler est alors patron du Philharmonique) via Cherbourg, Mahler rejoint Paris, y dirige en passant le 17 avril 1910 au Châtelet la “Résurrection” (on raconte que Debussy a quitté la salle…), puis se rend à Rome où il renonce finalement à diriger sa première symphonie en présence d’un orchestre jugé “lamentable et indolent”! Il arrive enfin à Vienne car l’heure est bientôt venue de la création de sa huitième symphonie composée en 1906. Il débute avant l’été et avec l’aide de Bruno Walter les répétitions des chœurs avec le Wiener Singverein, jugé insuffisant et rapidement étoffé de supplémentaires payés par le compositeur, puis avec le “Riedelverein” de Leipzig “plus vaillant et ponctuel”. Pendant l’été (le 7 juillet), Mahler fête ses 50 ans, mais il est en pleine crise depuis que sa femme Alma a rencontré l’architecte Walter Gropius, ami et grand admirateur de Mahler. Il décide alors d’aller rencontrer Freud qui passe ses vacances en Hollande. Les répétitions reprennent à Munich à la fin de l’été à un moment où la relation entre Alma et Gustav est plus apaisée. Gustav écrit même à sa femme à propos du second mouvement de sa symphonie: “Chaque note t’est dédiée”.
La création a lieu le 12 septembre 1910 sous la direction du compositeur dans la nouvelle salle de l’exposition internationale de Munich. Bien que déjà malade (Mahler décédera en mai 1911), il fait preuve d’un bel optimisme porté par son projet un peu fou de créer cette œuvre qui a généré “une agitation qui l’a soulevé et fouetté pendant huit semaines”. La création est un gigantesque succès public, le seul du vivant du compositeur. Vingt minutes d’applaudissements frénétiques saluèrent le chef-compositeur à l’issue de la représentation. Et parmi ce public figuraient rien moins qu’Arnold Schoenberg, Camille Saint-Saëns, Max Reger, Anton Webern, Richard Strauss, Erich Korngold mais aussi Thomas Mann, Stefan Zweig et Max Reinhardt, le futur fondateur du festival de Salzbourg. On retrouvait également parmi les auditeurs Léopold Stokowski, connu pour son goût des défis, qui créera l’œuvre à New York en 1916 et les disciples Bruno Walter et Willem Mengelberg qui participeront largement à la diffusion de la musique du maître après sa disparition. Mais si le succès public est au rendez-vous, la critique est sévère à l’exception de deux journaux qui, finement, expriment l’essence de cette œuvre “qui vient du cœur et non de l’intelligence” et “qui mérite d’être placée à côté de la Neuvième Symphonie ou de la Faust Symphonie de Liszt.” Thomas Mann et Mahler dînent ensemble à l’issue du concert et l’on sait que de cette rencontre dans l’émotion naîtra “La Mort à Venise” de Mann. Luchino Visconti s’en souviendra avec le talent que l’on sait dans son film “Mort à Venise”.
Que dire de l’interprétation de Valery Gergiev ? Sa vision nous a semblé inaboutie, insuffisamment préparée, même si il nous a donné quelques moments inouïs et suspendus de musique dont il a le secret. Et rater l’accord final d’une telle œuvre comme ce fût le cas hier ne concourre pas à laisser une bonne impression. Les 95 chanteurs du Mariinsky à l’allemand inintelligible n’ont pas vraiment démérité car incontestablement les voix sont là mais ils étaient insuffisamment nombreux pour rendre pleinement le souffle et la spatialisation des deux parties chorales. Les solistes curieusement placés en retrait sur le côté étaient trop souvent noyés dans un flux sonore incessant que Gergiev n’arrivait pas à canaliser. Il en était malheureusement le plus souvent de même pour ces 25 jeunes garçons anglais, pourtant judicieusement placés au milieu de l’orchestre, chantant par cœur et au son si typique des chœurs de garçons et qu’on aurait aimé mieux entendre. On remarquera au passage que ces jeunes Anglais, contrairement aux chanteurs du Mariinsky sans doute atteints par le libéralisme, ont une impeccable tenue sur scène. On regrette également que la fanfare de cuivres que Mahler souhaitait placée à l’écart soit intégrée à l’orchestre, ce qui enlève de la magie à cet extraordinaire final du premier mouvement. Et hier soir, l’accueil du public fût poli mais en aucun cas délirant comme à la création. Au total donc, une vision décevante.

Gilles Lesur
8 septembre 2010. Salle Pleyel (Paris). Huitième symphonie en mi bémol (1906) de Gustav Mahler. Orchestre et chœur (Andreï Petrenko, direction) du Théâtre Mariinsky, The Choir of Eltham College (Alastair Tighe, direction), Viktoria Yastrybeva, Anastasia Kalagina, Lyudmila Dudinova, Nadezhda Serdyuk, Zlata Bulycheva, Sergei Semishkur, Vladimir Moroz, Vadim Kravets. Marina Mishuk, chef de chant. Valery Gergiev, direction