«La Damnation de Faut» de Berlioz est pour beaucoup d’entre nous une œuvre culte…et pas seulement à cause de la scène anthologique de Maître Lefort, alias Louis de Funès, dans « La Grande Vadrouille ». Chantée à plus d’une trentaine d’occasions par le chœur de l’Orchestre de Paris à Paris, Londres, Jérusalem, Tel-Aviv, Berlin, Washington et Tokyo cette œuvre était en quelque sorte devenue la carte de visite de cet ensemble. La dernière représentation à laquelle le chœur de l’Orchestre de Paris participa fut celle donnée à Orange en juillet 1999. Et depuis plus rien, y compris en 2003 pour le bicentenaire de Berlioz…bizarrerie des programmations !
Hormis une version scénique mise en scène avec talent par le canadien Robert Lepage que l’on a pu voir à Bastille, les autres institutions parisiennes symphoniques n’ont pas programmé cette œuvre depuis trop longtemps. Heureusement les forces du Capitole de Toulouse et Tugan Sokhiev, qui ont déjà donné cette œuvre à Toulouse en 2010, ont récidivé cette année avec 2 concerts, l’un le 8 février à la Halle aux grains de Toulouse et l’autre le 11 février à la salle Pleyel. Ils emmèneront même «La Damnation de Faust» en tournée européenne avec en particulier deux représentations au Musikverein à Vienne les 22 et 24 février. Tugan Sokhiev prouve ainsi une nouvelle fois son amour vrai de la musique française, contrairement à d’autres chefs qui disent l’aimer mais la joue peu et parfois mal.. suivez mon regard ! On se souvient aussi d’un magnifique «Samson et Dalila» que ce dernier a dirigé à Toulouse et à Pleyel en 2011.
Comme à son habitude, Tugan Sokhiev avait réuni pour l’occasion un plateau exceptionnel avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, le chœur basque Orfeón Donostiarra et des solistes de très haut niveau Olga Borodina, Bryan Hymel, Alastair Miles et René Schirrer. Nous sommes trois «Amis d’Arthur» à avoir eu la chance de participer à cette incroyable aventure. Fidèles de ce site, vous connaissez Orfeón Donostiarra, chœur exceptionnel par son niveau véritablement professionnel, son passé, son répertoire, son fonctionnement et le niveau international de ses nombreux engagements. Tout ce que la planète compte de grands chefs a déjà collaboré avec ce chœur. Et Tugan Sokhiev est un inconditionnel de cet ensemble et de son charismatique, attachant et si sympathique chef, José Antonio Sainz Alfaro, dit Sani.
Passer quelques jours à Toulouse puis à Paris pour préparer ces deux concerts dans une ambiance de travail mais aussi dans une très grande et agréable convivialité, qui plus est accueillis comme si nous étions membres permanents de ce chœur (l’accueil est une tradition séculaire au Pays Basque espagnol), fut pour nous un immense bonheur. De plus, il existe une grande complicité entre Sani et Sokhiev et ce dernier fait confiance au chœur et à son chef qu’il connaît depuis 2008, ayant alors perpétué les collaborations régulières initiées par Michel Plasson. De la piano-chef au dernier raccord à Pleyel quelques heures avant le concert parisien, le travail de précision fait par Sokhiev se met progressivement en place pour un résultat de plus en plus abouti. On connait trop de chefs qui n’arrivent pas à construire sur la distance. Rien de cela avec un Sokhiev très travailleur ne laissant pas une seconde du temps de répétition et qui échafaude lentement mais sûrement son interprétation. Il n’hésite pas à faire répéter les huit premiers violons, consentants voire volontaires, durant un quart d’heure supplémentaire pour le si délicat « Ballet des sylphes ». Inconcevable à Paris ! Et le résultat global est stupéfiant de beauté et de musicalité. En chef connaissant l’opéra il retient lorsque nécessaire l’orchestre afin de laisser s’épanouir le chant des solistes. Ce travail rigoureux et intense n’exclut pas la bonne humeur, la gentillesse et l’empathie tellement palpables chez ce chef. Décidément, Tugan Sokhiev est un très grand chef et un homme rare. Espérons qu’il reste encore un temps à Toulouse car l’Orchestre National du Capitole de Toulouse ne s’est jamais aussi bien porté sonnant toujours beau et noble, subtil ou puissant selon les nécessités de l’œuvre et constamment précis. Et malgré de fortes personnalités musicales (un incroyable quatuor de bassons exclusivement féminin d’une belle versatilité, une Gabrielle Zaneboni sublime cor anglais dans l’Air de Marguerite) tous ces musiciens jouent collectif et l’ensemble sonne soudé comme une équipe regardant dans la même direction.
Pendant ces quelques jours nous avons donc pu côtoyer 90 des chanteurs d’Orfeón Donostiarra qui, malgré cet effectif relativement modeste pour une telle œuvre, font autant d’effet qu’un autre chœur de 150 personnes. Est-ce le mystère des voix basques ? Sans doute, car les voix sont puissantes et belles. Mais il y a aussi cette extraordinaire préparation individuelle et collective, cette discipline, qui peut surprendre pour un pays du Sud, mais qui est littéralement frappante et aussi cette joie de faire de la musique ici portée au plus haut niveau par le groupe et cultivée par la personnalité de Sani. Et il est tellement évident que Tugan Sokhiev, en bon russe, aime diriger les chœurs, et Orfeón Donostiarra en particulier, que tout se conjugue pour un résultat véritablement inouï. Il suffit de croiser le regard à la fois souriant, confiant et expressif de Tugan Sokhiev vers le chœur et de regarder ses mains sculpter la musique pour avoir envie de tout donner avec passion et précision. D’autres chefs exerçant souvent à Paris et injustement portés au pinacle par on ne sait trop quel travail de communication seraient bien inspirés de venir entendre et voir un concert avec Tugan Sokhiev…La puissance des voix d’hommes avec des ténors solaires, des basses riches et profondes, la souplesse et la pureté des voix de femmes, aériennes tout en ayant du corps, se mélangent pour donner en permanence un son juste, riche et suave plein d’harmoniques et vibrations et sont au final source d’un vrai ravissement très certainement perceptible par les auditeurs. Et il n’y a à aucun moment de problème d’intonation dans ce chœur vraiment à nul autre pareil. Naturellement, une telle œuvre est pour un chœur de ce niveau un pur régal car il peut tout y faire, des nuances extrêmes, des effets de théâtre, se transformer en buveurs éméchés dans la taverne, puis en étudiants festifs et en démons habités dans le Pandémonium avant que les femmes, anges aspirant au bonheur, ne participent à l’apothéose de Marguerite avec toute la ductilité nécessaire.
Les trois solistes, dont la langue maternelle n’est pas le français, ont fait preuve, outre leurs incroyables qualités musicales, d’une diction exceptionnelle et ont incarné chacun leur rôle avec passion, élégance et engagement. René Schirrer, seul francophone, a donné toute sa gouaille au rôle de Brander. Et quand à l’issue du chœur final, durant lequel Orfeón Donostiarra était rejoint par les Chœurs d’enfants la Lauzeta, un silence religieux de quelques longues et touchantes secondes s’est installé, il semblait clair que le public avait été conquis et touché. Une telle œuvre avec un tel maestro au sein d’un tel chœur et en présence d’un plateau vocal exceptionnel ce ne pouvait être que le bonheur total. Vivement un prochain programme en immersion « toulouso-basque » !
Gilles Lesur
Halle aux grains, Toulouse, 8 février 2013, Salle Pleyel, 11 février 2013, La Damnation de Faust légende dramatique op. 24 de Hector Berlioz, Orchestre National du Capitole de Toulouse, Olga Borodina, Bryan Hymel, Alastair Miles, René Schirrer, Orfeón Donostiarra (chef de chœur : José Antonio Sainz Alfaro), Chœurs d’enfants la Lauzeta (chef de chœur : François Terrieux), direction : Tugan Sokhiev.
Orfeón Donostiarra est le chœur de la version scénique de «La damnation de Faust» donnée au Festival de Salzbourg en 1999 et disponible en DVD chez Arthaus Music. On y retrouve également au pupitre de la Staatskapelle de Berlin, Sylvain Cambreling et dans les principaux rôles Vesselina Kasarova, Paul Groves et Willard White. Un spectacle déjanté mis en scène par «La Fura del Baus» et dans lequel le chœur est évidemment magnifique…
Au fait, il n’est pas interdit de rêver et de penser que pour la saison des 40 ans du chœur de l’orchestre de Paris qui approche à grand pas (saison 16/17), on pourrait peut-être programmer à nouveau cette œuvre, par exemple avec Daniel Barenboïm, Valery Gergiev ou Esa Pekka Salonen et pourquoi pas organiser dans la foulée une tournée européenne ?