Découvrant avec des yeux pleins de ferveur ce lieu unique de la Philharmonie de Paris, voilà le premier choc de la soirée : espace, volumes, clarté, acoustique, noblesse des matériaux, fluidité des mouvements du public et la scène érigée en agora centrale émergeant de la pénombre et entourée de ses fidèles. Tout cela amène des sensations si positives que l’on est dans les meilleures dispositions pour lâcher prise et se laisser couler dans le flux musical.
La prise de contact avec la musicalité de cette salle en forme de coquillage est malheureusement mitigée. Si les qualités acoustiques et d’exécution du 22 ème concerto pour piano de Mozart sous les doigts d’Emanuel Ax sont exceptionnelles au point d’entendre chaque note des arpèges comme si nous les écoutions de l’intérieur du piano, j’attends encore l’émoi lié à cette musique qui oscille entre douleur, solitude et sérénité. Ici peu de dialogue entre un piano exact et virtuose, très clinique et un orchestre vivant sa propre musique : noblesse des bois, cuivres souples et ronds, perfection du timbalier, pleins et déliés des cordes, clarté et légèreté des contrebasses, violoncelles et altos à l’écoute de violons à la fois primesautiers et graves. Si Thomas Hengelbrock -bien plus qu’une doublure d’un Christoph von Donhanyi souffrant- fait naître un orchestre vivant, tantôt chaleureux tantôt mélancolique ou tragique sans jamais nous imposer un pathos douloureux, le dialogue avec un piano, certes virtuose, est impersonnel ou distant. Quand le piano cesse son propre discours, le dialogue se fait alors par instant en réelles phrases échangées : ces moments fugaces -promesse d’une musique racontant sa propre histoire -n’en sont que plus triste d’incompréhension…
Un Requiem Allemand : second choc et quel choc !
Autant vocale (voire essentiellement) qu’instrumentale, l’œuvre n’est pas liturgique et son nom «requiem» est presque abusif. C’est plus une méditation humaine sur l’éternité et sur la brièveté du passage sur terre appuyée par des extraits des écritures, en langue allemande et non en latin, qui permet la compréhension immédiate de l’auditeur pour qui l’œuvre a été écrite et un accès direct à la lumière de la parole sacrée. Il ne faut donc pas s’attendre à un Dies Irae, à des moments d’explosion comme on en a chez Mozart ou Verdi.
Il y a évidemment plusieurs manières d’aborder cette œuvre plus méditative que cosmique, avec ici un chœur au grand complet : 113 chanteurs actifs et disponibles parce que libérés d’une partition qui -si elle rassure- reste souvent une entrave à la cohésion et l’investissement de chacun dans l’ensemble. C’est indubitablement l’origine du choc : un chœur comme un instrument unique. Chaque pupitre est homogène porté vers le même histoire, la même sensation, le même discours. Sa qualité tient bien sûr à sa cohérence, à la compréhension du texte et de son intention mais aussi à la la qualité de ses attaques, de sa diction et de son souffle porteur de la parole. Elle tient aussi à la qualité de son chef Lionel Sow dont la compréhension de l’œuvre claire et lumineuse à permis à cet organe unique d’exprimer sa voix avec force, empathie et sérénité.
Thomas Hengelbrock, bien plus qu’un faire valoir d’un chef excusé, a porté cette musique humaniste et consolatrice avec profondeur, naturel et fluidité grâce à un son somptueux, notamment des contrebasses puis des violoncelles et des altos. Les bois d’une élégance et d’une fluidité rares, laissent la musique diffuser et s’épanouir. Il y a certes des moments où la musique s’élargit, mais sans jamais envahir l’espace méditatif qui s’impose. C’est cette approche particulièrement sereine, qui domine même les moments les plus denses, comme le « Denn alles Fleisch, es ist wie Gras » particulièrement impressionnant de puissance et de vérité. La qualité et l’homogénéité des voix du chœur se mélangent si bien qu’en fermant les yeux on ne sait plus quel tessiture est en train de nous emmener dans la réflexion quasi-mystique de ce requiem, le passage d’un pupitre à l’autre se faisant sans discontinuité comme la mise en œuvre d’un phrase sans fin tenue d’un seul souffle avec une vraie chaleur dans l’engagement. Le discours est naturel, fluide, refusant volontairement le monumental : il en résulte tout au long de l’exécution une impression de sérénité inaltérable et une totale absence d’angoisse métaphysique.
Des interventions de solistes d’une grande intensité et sans maniérisme
La soprano Christiane Karg, au chant d’une désarmante facilité, donne d’abord une leçon de diction au service de l’expression. C’est du grand art et en même temps cela reste d’une grande modestie au sens où rien n’est artificiel, rien n’est mis en scène mais simplement et modestement soumis et posé. Il y a là quelque chose d’une simplicité qui va droit à l’âme. J’ai très rarement entendu ces moments avec une telle retenue, un tel naturel et en même temps aussi évocateurs de ferveur et de profondeur. Michael Nagy a des qualités de diction et d’élégance, mais son expressivité reste un peu en retrait.
En somme, dans ce « Requiem Allemand » de choc l’harmonie est là évidente et aucun moment n’est marqué par l’excès, mais au contraire par un souci de plénitude et d’assurance. Les interrogations métaphysiques se résolvent dans la confiance et on ressort de ce concert rasséréné, apaisé, heureux mais encore sous le choc!
Bruno Bour, le 1 avril 2017
Philharmonie de Paris, le 30 mars 2017, « Ein Deutsches Requiem » de Brahms, Christiane Karg, Michael Nagy, Chœur de l’Orchestre de Paris (direction : Lionel Sow), Orchestre de Paris, direction : Thomas Hengelbrock