Un doublé stravinskien

On dit souvent qu’il n’y a pas mieux qu’un chef d’orchestre russe pour diriger la musique russe. L’occasion de vérifier cette assertion était cette semaine parisienne, Valery Gergiev et les forces du Marinsky étant programmés au Théâtre des Champs Elysées dans deux concerts dédiés à Igor Stravinsky. Le premier de ces concerts associait deux chefs d’œuvre de Stravinsky, «Noces» et «Oedipus Rex» avec pour cette pièce dans le rôle du conteur, Gérard Depardieu.
«Noces» a été longtemps porté par Stravinsky qui y pense déjà avant le «Sacre», débute la composition en 1915 et l’achève seulement 2 ans plus tard. Il en fait d’abord une version pour très grand orchestre avec 150 musiciens. Puis, une seconde instrumentation prévoit un piano mécanique, un harmonium et deux cymbalums hongrois. Mais ce n’est qu’en 1921 que Stravinsky a l’idée d’associer à l’élément vocal un instrumentaire hors du commun composé de 4 pianos, timbales, cloches et xylophone et tambours. La création de cette version définitive a finalement lieu le 13 juin 1923 au « Théâtre de la Gaité Lyrique » sous la direction d’Ernest Ansermet. C’est ce mélange qui donne tout son caractère et son originalité à cette fascinante musique. La force rythmique envoutante qu’elle dégage est liée aux percussions et aux pianos utilisés ici dans le registre percussif. Le final qui utilise les cloches trouvera une dernière résonance dans la fin du «Requiem Canticles» ultime chef d’œuvre de Stravinsky. Valéry Gergiev toujours de plain-pied avec ses musiciens dirige cette musique avec sa gestique si particulière mais semble être compris de ses musiciens…Les solistes font ce qu’ils peuvent pour passer la percussion pourtant placée derrière, le chœur est un peu à la peine et quelques minimes décalages témoignent d’une préparation probablement perfectible. Un résultat global somme toute un peu décevant et qui n’arrive pas à décoller.
Ecrit pour un grand orchestre, solistes et chœur d’hommes avec un texte de Jean Cocteau, «Oedipus Rex» se rapproche de l’oratorio. L’œuvre était destinée à célébrer les 20 ans des «Ballets Russes» même si Diaghilev trouvera ce cadeau «très macabre». Stravinsky écrivait à propos de sa composition « quelle joie de composer de la musique sur un langage conventionnel. On ne se sent plus dominé par la phrase ou le mot. Ces derniers coulés dans un moule immuable assurent suffisamment leur valeur expressive pour ne plus réclamer de commentaire, le texte devenant une matière uniquement phonétique..». Stravinsky se met au travail dès le début de 1926. Une avant-première est donnée chez la Princesse de Polignac quelques jours avant la création publique le 30 mai 1927 au théâtre Sarah Bernhardt sans costume ni décor. C’est un échec et l’œuvre quitte l’affiche après trois représentations. Otto Klemperer la reprend à Berlin l’année suivante sans plus de succès. L’ambigüité de l’œuvre mi-opéra mi-oratorio surprend à l’époque alors qu’elle attire maintenant les grands chefs (Ozawa, Salonen, Abbado, Davis) comme certains metteurs en scène (Peter Sellars). Une fois de plus Stravinsky était en avance sur son temps ! Gérard Depardieu se glisse à merveille dans le rôle du récitant qu’il assume avec précision et talent tout en étant soumis à l’autorité bienveillante de Gergiev. L’ensemble a plus d’allure et semble plus en place que « Noces ». Les solistes, différents de ceux de « Noces » à l’exception du berger, sont plus à l’aise et Ekaterina Semenchuk nous donne une magnifique Jocaste. On regrette toutefois que les 30 chanteurs, aux levers anarchiques qui feraient presque regretter l’ère Brejnev…, soient trop souvent couverts par un orchestre précis mais puissant rendant incompréhensible leur latin qui aurait mérité surtitrage. Quelle drôle d’idée de réduire ainsi les effectifs choraux dans une œuvre qui exige rage et puissance. Stravinsky n’est pas Lully que diable !

Gilles Lesur, Théâtre des Champs Elysées, 7 mars 2012, Orchestre du Théâtre Marinsky, Chœur du Théâtre Marinsky (chef de chœur : Andrei Petrenko), direction Valery Gergiev

Noces : Mlada Khudolei soprano, Olga Savova, mezzo-soprano, Alexander Timchenko, ténor, Gennady Bezzubenkov basse, Sergei Babayan, Stanislav Khristenko, Dmitri Levkpvitch et Marina Radiushina, pianos
Oedipus Rex : Ekaterina Semenchuk, Jocaste, Sergei Semishkur, Œdipe, Alexei Markov Créon, un messager, Mikhail Petrenko, Tiressi, Alexander Timchenko, un berger, Gérard Depardieu récitant