Sokhiev est Boris

Beaucoup attendaient ce Boris Godounov avec impatience et ils avaient raison. Et ce fut incontestablement un événement salué par un public enthousiaste et par une critique, pour une fois, unanime. Tugan Sokhiev rêvait de ce Boris depuis son arrivée comme directeur musical à Toulouse en 2008. Il voulait que son Boris préféré, l’italien Ferruccio Furlanetto, le seul non russe ayant chanté Boris Godounov en Russie, soit disponible. Tous deux l’avaient déjà donné ensemble à l’opéra de Vienne en 2012. Tugan Sokhiev voulait également revenir à la version originale de 1869, sans l’acte polonais et surtout sans les traficotages de Rimski-Korsakov qui ont tant dénaturé la musique de Moussorgski. Par un curieux hasard du calendrier, on venait d’apprendre, quelques jours avant ces Boris, que Tugan Sokhiev serait dès février 2014 le directeur du prestigieux Bolchoï de Moscou.

Les exigences, la patience, la détermination et naturellement l’immense talent de Tugan Sokhiev et de ses musiciens comme de l’équipe de chanteurs ainsi réunie ont tout simplement mené au miracle. Deux heures dix d’une musique géniale, menée avec intensité, sans aucun temps mort, avec une distribution exceptionnelle par un chef de génie dirigeant chaque note avec talent, élégance et passion. Et Tugan Sokhiev se payait le luxe d’emmener cette production pour deux représentations en Espagne, à Pamplonès et Oviedo. Il faut dire qu’il avait également exigé la présence de son chœur préféré, Orfeón Donostiarra, très à l’aise dans cette musique de chair et de passion qui est à son répertoire depuis 1996.

Difficile d’évoquer avec des mots un tel moment de musique sans doute à jamais gravé dans la mémoire et le cœur de ceux et celles qui eurent la chance d’entendre l’une ou l’autre des représentations à Toulouse (3/2), Salle Pleyel (5/2), Pamplona (8/2) ou Oviedo (10/2). Tout d’abord, ce Boris dans sa version originale est vraiment un chef d’œuvre absolu notamment en termes de variété et de finesse de l’orchestration. De plus, l’alternance de passages intimes et de foule et l’utilisation des leitmotive n’entament jamais l’unité d’une partition géniale de bout à bout. Pas une seconde à modifier dans cette merveille de musique. On rejoint en cela Henry Rabaud qui disait « Il y a cinq opéras, Tristan, Carmen, Pelléas, Don Juan, Boris et les autres… ». Et en de nombreux moments, on y entend une lumière et une sonorité toutes françaises (Debussy et Ravel vénéraient Moussorgski) que rendait à merveille l’Orchestre du Capitole de Toulouse, incontestablement le meilleur orchestre français et l’un des orchestres européens de tout premier plan. Et il est passionnant de déceler, par exemple dans la scène du couronnement ou dans celle de la mort de Boris, toute l’influence que cette musique exercera sur un certain Igor Stravinsky. A tel point qu’on en arrive à se demander si dans Petrouchka ou dans son « Requiem Canticles » Stravinsky ne cite pas Boris…sans même parler du solo de basson de l’introduction qu’on retrouvera tel quel dans le « Sacre du Printemps ».

A œuvre exceptionnelle, distribution exceptionnelle. Ferruccio Furlanetto est tout simplement Boris dans un russe parfait qu’il chante par cœur avec une intensité et une ferveur peu communes. Il offre un Boris différent des Boris souvent monolithiques et parfois sanguinaires auxquels on est habitué. Son magnifique timbre de basse italienne, sans les abimes caverneux et souvent imprécis des basses russes, comme son élégance dans le chant lui permet de composer un Boris psychologiquement plus riche, qui parfois même doute, en fait un Boris plus humain.  Pimène est chanté par l’estonien Ain Anger, tout simplement une des plus belles voix graves du moment. Il  impose son personnage avec un naturel et une autorité de tout premier plan. Mais il faudrait aussi citer Vasily Efimov, Missail de fort tempérament, John Graham-Hall, un Prince Chouïski distingué, Alexander Teliga un Varlaam à l’abattage rare sans oublier l’Innocent de Stanislav Mostovoi un tout jeune chanteur russe qui, dans une scène particulièrement poignante, vous tirait des larmes par son exceptionnel chant et sa fascinante présence sur scène.

Comme à son habitude, l’Orfeón Donostiarra offrait une prestation exceptionnelle dans un russe de fort belle tenue. Passant du rôle de peuple malmené par la police à celui de boyards, de moines ou de paysans réclamant du pain, il varie à loisir son chant, acclamant avec puissance et brio le nouveau tsar ou priant avec ferveur lors d’incroyables pianissimi qui ont aussi fait sa réputation. Son chef José Antonio Sainz Alfaro, qui nous confiait comme cette musique entêtante occupait plus que de raison son esprit, avait une nouvelle fois préparé son chœur au plus haut niveau. 

Pendant plus de deux heures, le public d’un calme et d’un silence rare était captivé et attentif. A Paris, Tugan Sokhiev, très concentré, refrénait de suite les timides tentatives d’applaudissement alors qu’à Toulouse un incroyable silence était d’emblée installé. A Pleyel comme à Toulouse, l’accueil fut tout simplement triomphal bien qu’à Paris, mystère du remplissage des salles parisiennes, la salle soit loin d’être pleine.

 Dans les jours suivant ce Boris paraissait dans «Le Monde» une interview de Tugan Sokhiev. On le sait, le contrat de ce chef à Toulouse se termine en principe en 2016. Il est par ailleurs depuis 2013 (et pour au moins 4 ans) directeur du Deutsches Symphonie- Orchestrer Berlin et vient d’être nommé pour 4 ans au Bolchoï, une maison qui traverse une grave crise. Dans cet entretien, Tugan Sokhiev fait part de son souhait de voir Toulouse se doter d’une salle de concert plus moderne que l’actuelle « Halle aux grains ». Il évoque même l’exemple de l’Opéra de Sydney, devenu symbole de la ville. Ce désir d’une salle moderne est légitime. Il est probable que dans lors de la discussion de l’éventuel renouvellement du contrat de Tugan Sokhiev à Toulouse, que les musiciens comme le directeur général, Thierry d’Argoubet, souhaitent, ce point de la salle devienne un enjeu. Certes, la conjoncture n’est pas des plus favorables, mais construire une salle moderne serait une belle récompense pour le magnifique travail artistique réalisé par Tugan Sokhiev et les musiciens de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse dont témoignait ce Boris exceptionnel. Pierre Cohen, le maire de Toulouse donné favori pour les prochaines élections municipales, et qui a toujours soutenu l’Orchestre du Capitole de Toulouse, a ici une nouvelle occasion de prouver son attachement à l’orchestre de sa ville et à son exceptionnel directeur musical actuel.

 Gilles Lesur, 17/2/2014