Écrire sur la musique vivante est un exercice difficile car faire partager l’émotion ressentie au cours d’un concert n’est pas tâche aisée. C’est particulièrement le cas lorsqu’un très grand chef donne une interprétation exceptionnelle d’un chef d’œuvre absolu du répertoire. Or le grand Tugan Sokhiev vient de diriger dimanche 18 mars à Pleyel une fabuleuse symphonie «Résurrection» de Mahler, que ceux et celles qui ont eu la chance d’entendre ne sont pas prêts d’oublier. Plutôt que d’analyser cette interprétation, en tout point exceptionnelle, voici quelques réflexions sur cet incroyable moment.
Tugan Sokhiev est incontestablement l’un des très grands chefs du moment. Depuis 2005, il vit une belle histoire avec l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Nommé directeur musical en 2008, il a redonné un nouveau souffle à cet orchestre qui est devenu pour beaucoup le meilleur de France. Car Sokhiev appartient à cette catégorie de chefs bâtisseurs qui aiment construire leur travail dans la durée, avec patience mais détermination. Ses débuts l’année dernière à la tête de la Philharmonie de Berlin ont été salués comme un vrai succès, et il vient d’être à nouveau invité pour y diriger «Alexandre Newski». Il prendra d’ailleurs en septembre prochain la direction du «Deutsches Symphonie Orchester», l’un des orchestres berlinois. Espérons néanmoins qu’il reste à Toulouse au delà du terme prévu de son contrat (août 2016) car il aime, non seulement ses musiciens dont il dit qu’ils ont l’âme russe, mais également la cuisine du Sud-ouest…
C’était la première fois que Sokhiev abordait la «Résurrection» et il se place d’emblée au niveau des meilleurs interprètes passés (Abbado, Bernstein, Kubelik) ou actuels de cette musique (Rattle, Haitink, Janssons, Chailly). Pour ses débuts dans cette œuvre il a fait appel à son chœur préféré «Orféon Donostiarra» qu’il présente toujours affectueusement et avec une évidente sincérité aux musiciens de Toulouse comme «nos amis d’Orféon». Comme d’autres très grands chefs (Abbado, Rattle, Salonen, Muti) Sokhiev apprécie l’incroyable niveau de ce chœur unique, amateur dans l’esprit mais de niveau professionnel, et dirigé depuis 25 ans par un magicien, Jose Antonio Sainz Alfaro. Et l’on sent entre ces deux hommes, qui brûlent pour la musique, une complicité musicale et un respect mêlé d’admiration réciproque très touchants.
Préparé dans les moindres détails par un Sokhiev très exigeant jusqu’à l’ultime répétition, l’orchestre National du Capitole de Toulouse sonne magistralement. Il faut dire que Sokhiev possède une belle gestique claire et précise. Grâce à de larges et répétés regards complices et à une énergie toujours canalisée il fédère tous les musiciens. Il travaille tout dans les moindres détails, ne laissant aucune note sans vie, et habite la totalité de la partition sans temps mort. Tous les pupitres rivalisent de précision, de virtuosité et de musicalité et l’investissement comme le plaisir de jouer ensemble sont manifestes. C’est bien le meilleur orchestre français que l’on entend là et qui plus est porté à incandescence par un Sokhiev des très grands jours. Les cuivres somptueux ne défaillent jamais et sonnent brillants comme des cuivres américains, les bois sont fruités, fluides et subtils, le quatuor ronronne avec profondeur et élégance comme un orchestre allemand, la percussion est précise et réactive, les harpes délicates et j’en passe…Tout devient alors audible dans le respect du texte tout en y ajoutant, comme le disait Mahler lui-même, l’essentiel à savoir «ce qui est entre les notes». La mezzo Janina Baechle nous livre un «Urlicht» d’anthologie baignant dans un mélange de tristesse et de lumière plein de poésie. Anastasia Kalagina s’intègre avec plus de difficulté dans cette musique en fusion.
Mais c’est Orféon Donostiarra, à la tenue sur scène exemplaire et qui chante de mémoire, qui nous offre le moment le plus émouvant de ce concert. La première intervention, prise dans un tempo très retenu, à peine audible, laisse toutefois entendre de magnifiques basses profondes. Les interventions ultérieures mettent en valeur l’incroyable échelle de nuances de cet ensemble. Et le «bereite dich zu leben» d’une beauté à couper le souffle, voire à pleurer, n’est pas sans rappeler l’émotion que Rafael Kubelik faisait naître dans ce même passage. L’apothéose est menée dans un tempo toujours retenu qui accentue la somptuosité du son grâce à une incroyable ligne tenue par un Sokhiev qui abandonne alors sa baguette tout en sollicitant une incroyable puissance. Bienvenue au paradis ! L’accueil du public est très enthousiaste notamment pour Orféon Donostiarra salué par une gigantesque ovation. Un orchestre incandescent, un Orféon Donostiarra flamboyant et un Tugan Sokhiev brûlant nous ont offert une «Résurrection» dans les étoiles. Merci Tugan Sokhiev, vous êtes un Maître. Bravo à tous les musiciens et aux «Orfeonistas». Hasta la proxima!
Gilles Lesur, 20-03-2012
Salle Pleyel, 18 mars 2012, Symphonie n°2 «Résurrection » de Gustav Mahler, Orchestre National du Capitole de Toulouse, Orféon Donostiarra (chef de chœur : José Antonio Sainz Alfaro), Anastasia Kalagina, Janina Baechle, direction : Tugan Sokhiev
Orféon Donostiarra est le chœur du mythique enregistrement de la symphonie « Résurrection » réalisé au festival de Lucerne en 2003 sous la direction de Claudio Abbado et publié en DVD chez Euroarts et en CD chez DGG.