Depuis quelques semaines, je dois l’avouer, j’y pensais beaucoup. Chanter la deuxième symphonie de Mahler à Vienne au sein du « Wiener Singverein » avec l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Maris Janssons, une des grandes baguettes du moment ! Le tout grâce à la gentillesse et à l’accueil de Johannes Prinz, chef depuis 1991 de ce chœur légendaire qui n’a pas hésité à m’accepter pour un concert, après une audition informelle passée il y a un an et déjà racontée sur ce site. Expérience inoubliable d’un point de vue musical, bien entendu, mais aussi du point de vue humain. Je m’étais engagé à faire trois répétitions, à savoir une « chœur-piano », la « piano-chef » et la générale. Car à Vienne on connaît son Mahler II déjà donné avec notamment Boulez, Ozawa et Mehta. Dès l’arrivée à la « chœur-piano », qui se déroule dans la « Brahms-Saal », l’accueil est chaleureux, les nouveaux chanteurs (qui s’engagent par production et non pour une saison) sont présentés. Nous sommes environ 120 chanteurs de tous âges, toutefois sans très jeunes chanteurs. La semaine dernière certains ont chanté « The Dream of Gerontius » avec Rattle et durant cette même semaine certains d’entre eux chanteront à quatre reprises « Das Buch mit sieben siegeln » de Franz Schmidt avec Harnoncourt. Ce qui suppose une vraie organisation pour les 200 chanteurs qui appartiennent à cet ensemble et s’inscrivent à la production en fonction de leurs possibilités et/ou désirs. Mais si vous le souhaitez il est possible de participer à tous les concerts, le planning de répétitions étant conçu dans cette optique. Quand Mehta, Boulez, Muti ou Jansons sont à la baguette, il y a beaucoup de volontaires et la sélection est alors faite par le chef de chœur. Un fonctionnement souple et basé sur le volontariat dont pourrait s’inspirer la direction de l’Orchestre de Paris, par exemple, qui annonce une programmation ambitieuse pour son chœur à partir de septembre 2010.
En début de répétition, les exercices de Johannes Prinz, souriant et détendu, sont inimitables, drôles, toniques et ont pour objet d’ouvrir le corps, l’esprit mais sans oublier… la voix. La première lecture sans interruption de la partie de chœur est parfaitement juste, d’une très belle qualité sonore et semble en place. Mais tout de suite après le travail en profondeur commence. Johannes Prinz reprend méticuleusement les points délicats, nombreux dans cette partition, pour sensibiliser chacun à sa partie et surtout aux autres voix. Il travaille chaque accord, chaque accent, à 2 puis 3 ou 4 voix, puis de nouveau à 2 voix et félicite chaleureusement ses chanteurs en montrant sa joie dès qu’il obtient ce qu’il souhaite. Ce véritable « retravail » sur l’œuvre et son esprit est d’une telle intensité que j’ai l’impression de découvrir l’infinie richesse de cette extraordinaire musique. Et le triolet final sur le « Zum Gott » devient biblique d’évidence. Je quitte cette première répétition de deux heures que je n’ai pas vu passer en pensant à quel point nous sommes décidément sur une autre planète avec ce chœur. Une planète où se mêlent un professionnalisme extrêmement exigeant, une connaissance exceptionnelle de la partition et la joie de bien faire de la musique et avec générosité. Car Johannes Prinz n’hésite pas à blaguer, à donner lui-même d’une magnifique voix de baryton des exemples pour expliciter son propos et ainsi mieux obtenir ce qu’il souhaite. Tout cela sans presque jamais regarder la partition, connue dans ses moindres détails, ni s’aider du piano à quoi bon !
En fin de répétition, il lit au chœur une critique du récent concert Elgar qui est plus que flatteuse pour l’ensemble. Il jubile avec simplicité et sans triomphalisme, tout simplement comme un artisan fier du travail bien fait et partage son bonheur avec les chanteurs. A l’issue de cette répétition, quelques chanteurs, les francophones notamment, viennent me saluer en me demandant si je compte m’installer à Vienne… malheureusement non ! Quoique…
La répétition piano-chef a lieu trois jours plus tard dans la grande salle du Musikverein. Forte et touchante impression que de pénétrer dans ce temple de la musique – qui plus est en tant qu’amateur – où Brahms, Mahler, Karajan, Bernstein, Ozawa, Giulini et tant d’autres ont officié. Nous sommes en place une heure et demie avant l’arrivée de Mariss Jansons. Exercices de mises en voix toujours aussi drôles et toniques, derniers réglages de placement notamment, et le chœur est prêt pour accueillir le maestro. Il arrive, l’énorme partition à la main, très détendu et évoquant d’emblée un « Requiem » de Dvorak donné par le Wiener Singverein à Amsterdam en 2007 qui est manifestement un bon souvenir. Un des choristes a préparé un « compliment » (en letton ou en russe ?) que Mariss Jansons met quelques secondes à comprendre… sans doute l’accent n’est-il pas adéquat ! Hilarité générale. Puis le travail débute, rigoureux et précis mais jamais austère avec une grande exigence notamment sur la nuance initiale lors de l’entrée du chœur. Pour Mariss Jansons, ce début est un des plus extraordinaires moments de la musique et comment ne pas partager ce point de vue ! Semblant d’abord satisfait, il exige bientôt encore plus de pianissimo. Et il l’obtient sans que l’intonation n’en soit altérée. Puis il félicite les basses II, « Du temps des tsars vous auriez fait fortune… » lance-t-il dans un bel allemand. Il demande beaucoup de texte, notamment une espèce de « forte chuchote » lors de la troisième intervention des hommes (« Was enstanden ist »). Et demande tout et encore plus pour le final « Auferstehen » qu’il n’est pas question de chanter autrement que ffff. A l’évidence, Mariss Jansons fait partie de ces chefs qui savent très précisément ce qu’ils veulent avant la répétition et il l’obtient avec un incroyable mélange d’expérience, de musicalité, de précision, de détermination et d’empathie. Le chœur sonne magnifiquement et richement dans cette salle vide et le tempo plutôt lent impose aux chanteurs de puiser dans leurs réserves de souffle. Les voix de mon entourage sont justes, belles et précises mais aucune n’apparaît réellement exceptionnelle. La force du collectif l’emporte sur l’individualité. Johannes Prinz est installé sur scène à la droite de Mariss Jansons et encourage son chœur et ses chanteurs avec le regard et de fréquents sourires. Il est à disposition du chef d’orchestre mais ne cherche pas à intervenir à tout prix. Johannes Prinz laisse le chœur entre les mains de Mariss Jansons. Quoi de plus naturel puisque le travail d’amont a été fait au plus haut niveau. Au bout d’une heure et demie de travail intense, Mariss Jansons remercie Johannes Prinz et l’ensemble du chœur en nous disant à demain. Je suis impatient d’être à la générale et au concert.
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