Les Cloches

On se souvient que l’Orchestre de Paris avait programmé en mars 2016, à l’initiative de son directeur artistique de l’époque Didier de Cottignies, Les Cloches de Sergei Rachmaninov avec le grand chef russe Guennadi Rozhdestvensky. Mais celui-ci renonça le jour même de la première représentation et ces concerts furent donc tout simplement annulés. Réjouissons-nous car nous pourrons (enfin!) entendre cette magnifique œuvre fin janvier 2018 à la Philharmonie de Paris avec le Choeur et l’Orchestre de Paris sous la baguette d’un expert reconnu du répertoire russe, le chef italien Gianandrea Noseda.
Surtout considéré comme un pianiste virtuose et compositeur de symphonies et de concertos pour piano, Sergei Rachmaninov (1873-1943), comme tout musicien russe, a également laissé des œuvres chorales. Son op.35 Les Cloches est considéré par beaucoup comme une pièce essentielle. Véritable symphonie chorale pour soprano, ténor, baryton, chœur et grand orchestre, l’œuvre est dédiée à l’Orchestre Royal du Concertgebouw et à son directeur de l’époque, Willem Mengelberg. Elle utilise une œuvre en russe de Konstantin Balmont tiré du texte éponyme d’Edgar Poe. Débutées lors d’un séjour à Rome en janvier 1913, Les Cloches sont créées en novembre 1913 à Saint-Pétersbourg sous la direction du compositeur. “Toute ma vie, j’écoutais avec plaisir ces carillons aux mélodies et caractères si divers” dira plus tard Rachmaninov en précisant que sa grand-mère, grande dévote, l’emmenait régulièrement écouter les cloches de la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod.
Proche par l’esprit des célèbres Vêpres (1915), Les Cloches sont divisées en quatre parties contrastées narrant les évènements phares de la vie illustrés par différentes cloches : d’argent (grelots) pour le baptême, d’or pour le mariage, de bronze pour les épreuves de la maturité et de fer pour le glas et la mort. L’écriture y est constamment lyrique et inspirée. On y entend à plus d’un endroit les influences aussi variées que celles de Ravel, de Gershwin et de Mahler, et l’on croit même entendre quelques bribes de la Symphonie des Mille créée à Munich en 1911. Dimitri Chostakovitch se souviendra aussi des Cloches lors de la composition de sa symphonie n°13 dite Babi Yar. Rachmaninov qui considérait cette pièce comme sa préférée la dirigera jusqu’à la fin de sa vie, notamment à Philadelphie en 1939 puis à Chicago en 1941 2 ans avant de disparaître.
L’allegro non troppo initial débute par un joyeux carillon rapidement suivi du ténor qui offre une mélodie simple et entraînante à laquelle se joint rapidement le chœur par moment à bouche fermée. Le lento qui suit, au climat plus sombre, fait intervenir la soprano, d’abord seule, puis avec le chœur réunis dans une ivresse sonore très sensuelle. Le presto qui suit et durant lequel sonne le tocsin est le mouvement le plus spectaculaire. Son lyrisme passionné évoque une scène d’opéra et fait penser à Boris Godounov ou aux images d’Ivan le Terrible d’Eisenstein. Quant au lento final dit “lugubre” introduit par un poignant solo de cor anglais, il fait la part belle au baryton qui annonce l’anéantissement final et la mort dans une mélodie belle à pleurer et proche dans l’esprit du chant des morts de l’Alexandre Newski de Prokofiev. Après ces pleurs si russes, l’espoir finit par renaître pour l’épisode final grâce à un majeur apaisé fait d’une superbe mélodie aux cordes accompagnées des harpes. La création à Saint-Pétersbourg et surtout l’exécution en février 1914 à Moscou, furent de véritables triomphes et valurent à l’auteur le Prix Glinka.
Parmi les enregistrements disponibles, celui de Kiril Kondrashin réalisé pour Melodiya en 1962 réunit l’orchestre Philharmonique de Moscou et un chœur russe, riche de voix puissantes et engagées mais souffre d’une prise de son un peu datée. Comme l’enregistrement le plus récent dirigé par Simon Rattle il est couplé avec un autre chef d’œuvre de Rachmaninov, les Danses symphoniques sa dernière œuvre, dans laquelle d’ailleurs Rachmaninov cite Les Cloches. Cet enregistrement moderne bénéficie de la direction de Sir Simon Rattle, de la présence des Berliner Philharmoniker, d’une prise de son superlative, de solistes russes à savoir Luba Orgonasova, Dmytro Popof (qui sera présent aux concerts parisiens) et Mikhaïl Petrenko et d’un choeur de la Radio de Berlin (direction : Simon Halsey) précis et juste bien que sans doute un peu limité par son effectif. Un enregistrement vidéo par ces mêmes artistes est également visible sur le Digital Hall Concert des Berliner Philharmoniker.
Gianandrea Noseda, qui sera au pupitre de l’Orchestre de Paris, connaît ce répertoire comme peu, ayant à de nombreuses reprises déjà dirigé Les Cloches, notamment en avril 2010 avec l’Orchestre National de France. Il les a aussi enregistré chez Chandos avec le BBC Philharmonic de Manchester dont il fut directeur de 2002 à 2011. De plus, ce chef de très grand talent a travaillé pendant de nombreuses années aux cotés de Valery Gergiev au Bolshoï avant de devenir en septembre dernier le directeur du Washington Symphony Orchestra et le premier chef invité du London Symphony Orchestra. Il continue aprallèlement à diriger le Teatro Regio de Turin et l’Orchestre de Cadaquès. Avec les espagnols Pablo Heras-Casado et Juanjo Mena, Gianandrea Noseda fait certainement partie des chefs qui montent et que certains directeurs, par exemple à l’Opéra de Paris, pourraient avoir envie de fidéliser.
Une œuvre magnifique, puissante, superbement orchestrée, débordant de souffle, d’énergie, de poésie et de lyrisme. En un mot un chef d’oeuvre de musique russe… ! A découvrir absolument le 31 janvier 2018 ou le 1 février à la Philharmonie de Paris avec Irina Lungu, Dmytro Popov, Vladimir Vaneev, le Chœur de l’Orchestre de Paris et l’Orchestre de Paris sous la baguette toujours enivrante de Gianandrea Noseda.
Gilles Lesur, 3/2016 (actualisation 12/2017)