Les 100 ans de “L’oiseau de feu”

On se perd parfois dans les orchestres symphoniques berlinois. Car, si l’on connaît bien l’Orchestre Philharmonique et la Staatskapelle de Berlin ainsi que leurs chefs respectifs, Sir Simon Rattle et Daniel Barenboïm, tous deux, récemment de passage à Paris avec leur orchestre, le Rundfunk Sinfonie Orchester Berlin dirigé depuis 2002 par Marek Janowski et le Deutsches Symphonie-Orchester dirigé depuis 2007 par Ingo Metzmacher sont moins célèbres. C’est ce dernier orchestre qui était de passage hier à Paris, pour un concert donné sous la direction de son directeur musical, interprète réputé de la musique du XXe siècle. Ce dernier a notamment remporté, en janvier dernier, un beau succès public et critique en emmenant l’Orchestre de Paris vers les sommets lors d’un “War Requiem” d’anthologie. Le Deutsches Symphonie-Orchester est, en fait, l’ancien “Orchestre symphonique de la RIAS” (radio du secteur américain de Berlin) et a été dirigé successivement par rien moins que Friscay, Maazel, Chailly, Ashkenazy et Nagano. Menacé en décembre dernier dans son existence par les décideurs berlinois, il a fait hier une brillante démonstration de son très haut niveau musical… et de son utilité.

Au programme, le concerto de violon de Beethoven avec Leonidas Kavakos, violoniste grec qui parcourt le monde depuis 1985, année où il a remporté le concours Sibelius, et “L’oiseau de feu” de Stravinsky. Dès le début du concerto, l’orchestre, au son solide, souple et grave à la fois, apparaît comme typiquement allemand avec de superbes cordes, notamment graves, sur lesquelles repose l’essentiel de l’architecture sonore et harmonique. La qualité individuelle comme d’ensemble est inouïe avec un sens du collectif et une lisibilité parfaite de toute la partition. Metzmacher dirige avec partition et à la main avec une belle gestique toujours précise, une énergie communicative jamais agressive et une souplesse parfois féline. Après une magnifique introduction orchestrale construite comme un portail ouvert, Kavakos se glisse avec délicatesse d’abord puis avec force dans l’orchestre offrant une version personnelle très contrastée et attachante de ce concerto. La justesse est exceptionnelle, malgré d’incroyables pianissimi, notamment dans un second mouvement éthéré en complet contraste avec un final qui fait presque penser à Brahms par son coté rapsodique. Une très belle et passionnante interprétation.
Après l’entracte, l’orchestre est au grand complet pour un “Oiseau de feu” version 1910. Cent ans après sa création en juin 1910 à l’Opéra de Paris par les Ballets russes et sous la direction de Pierné, cette musique est toujours aussi fascinante même si le début fait d’esquisses partant dans tous les sens semble un peu brouillon et statique. Mais dès le célèbre solo de basson à la rondeur envoûtante le génie de Stravinsky est à son meilleur. Et l’orchestre rivalise de virtuosité comme de musicalité et, outre le magnifique quatuor, on ne sait quoi admirer le plus, le xylophone d’une précision exceptionnelle, la timbale ferme et juste, le cor anglais suave à souhait ou les flûtes irradiantes dans l’air. Metzmacher, précis et engagé, emmène progressivement son orchestre vers un magnifique final superbement conduit sans tomber dans l’excès. Il donne presque une belle couleur post-romantique à cette musique finalement encore dans le siècle de Rimsky-Korsakov, maître vénéré de Stravinsky. Et cette vision est défendue avec un engagement de chaque seconde sur chaque note. N’est-ce pas la marque des grands chefs ? Accueil triomphal. En bis, les musiciens berlinois et leur chef nous offrent une pièce entraînante de Korngold, naturellement plus viennoise que russe, qui permet de terminer ce programme dans la joie. Professionnalisme, engagement, vision et plaisir les recettes du succès sont toujours les mêmes… On en oublierait presque le travail !

Gilles Lesur
Paris, Salle Pleyel, 15 mars 2010, Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, Leonidas Kavakos, direction, Beethoven, concerto pour violon, Ingo Metzmacher, violon, Stravinsky, “L’oiseau de feu” (version 1910)