Le Requiem Canticles

Parmi les œuvres avec chœur de Stravinsky, “Noces” et “La Symphonie de Psaumes” sont les seules à être régulièrement programmées. Ces deux œuvres, certes géniales, agissent toutefois un peu comme deux arbres qui cachent la forêt car aucune musique de Stravinsky n’est mineure et d’autres œuvres chorales mériteraient d’être plus souvent entendues. 

Il en est ainsi de ce “Requiem Canticles”, réputé musique sérielle qu’il n’est à l’évidence pas, sauf dans son extrême concision. Dernier opus important de Stravinsky, le “Requiem Canticles” est une œuvre tout à fait étonnante créée en 1966 sous la direction de l’ami fidèle Robert Craft. Comme souvent, Stravinsky prend le contre-pied de tout ce qui a été écrit jusque-là, autant dire d’un très grand nombre de chefs d’œuvre. L’effectif n’est déjà pas banal puisque réunissant une contralto, une basse, un chœur et un orchestre sans clarinettes ni hautbois mais avec piano, célesta, vibraphone, cloches et harpe. La structure de l’œuvre est également inhabituelle puisqu’elle comporte neuf parties, trois épisodes orchestraux purs, un prélude, un interlude et un postlude intercalés entre les six sections vocales réparties en deux groupes de trois. Dès le prélude, on reconnaît dans l’ostinato des cordes le style motorique caractéristique de Stravinsky. L’Exaudi qui suit, joué par les harpes et les flûtes, est très calme et le chœur, à l’exclusion des basses, offre de subtiles harmonies. Le Dies irae, au début incisif, avec puissantes pulsations de la timbale et des cuivres, est confié au chœur dans une écriture verticale et par moments parlando. Clin d’œil évident à Mozart et de manière plus étonnante à Verdi, le Tuba mirum est chanté par la basse soliste accompagnée des traditionnelles trompettes utilisées de manière presque classique, puis par les bassons qui ornent le propos sans ordre apparent dans l’extrême grave de leur registre. Puis vient le doux interlude orchestral syncopé confié aux vents, aux bois graves et à la timbale. Le Rex Tremendae résonne majestueusement au chœur et aux cuivres avant que le Lacrimosa, confié à la contralto et à tout l’orchestre, ne résonne en accords presque immobiles. Le Libera me est une psalmodie chorale saisissante rappelant la liturgie orthodoxe et utilisant simultanément un chœur chanté et un chœur parlé. Le postlude est un véritable adieu à la vie et à la musique dans lequel cloches, vibraphone et célesta carillonnent à l’infini dans des accords suspendus dans l’air et le temps aussi improbables qu’inattendus.

Synthèse de toute l’œuvre de cet immense créateur, ce “Requiem Canticles” évoque par moments “Le Sacre du Printemps”, “Oedipus Rex”, “L’Histoire du soldat”, “La symphonie d’instruments à vents” dédié au cher Debussy, “La Messe” composée 20 ans auparavant et dans le génial postlude les “Noces”. Une façon sans doute pour un Stravinsky alors âgé de 84 ans de tenter une synthèse de son parcours artistique. Lors du concert inaugural de l’Orchestre de Paris le 14 novembre 1967 à Paris, Charles Munch programmera ce “Requiem Canticles” aux cotés de “La Mer” et de “La symphonie fantastique”. Quelque temps auparavant, le physicien Robert Oppenheimer, inventeur de la bombe atomique américaine, avait souhaité que cette musique accompagne ses obsèques. Ce fût également le cas pour celles de Stravinsky célébrées le 15 avril 1971 dans l’église San Giovanni e Paolo à Venise, la ville passionnément aimée, où cette extraordinaire musique résonna sous les plafonds peints par Véronèse et après le Requiem d’Alessandro Scarlatti. Une gondole noire l’emmènera ensuite au cimetière San Michele où il repose désormais, conformément à son souhait, aux cotés de Serge de Diaghilev. Stravinsky disait “Nous avons un devoir envers la musique, c’est de l’inventer”. Mission magnifiquement accomplie avec cette œuvre géniale entre toutes.

Parmi les rares enregistrements disponibles, celui dirigé par Michael Gielen chez SWR Music/Hänssler Music est tout à fait recommandable. Il est couplé avec Canticum Sacrum et Agon. Les forces du SWR Sinfonieorchester Baden Baden und Freiburg, le SWR Vokalensemble Stuttgart sont associés à Rudolf Rosen (baryton-basse), Mikhael Nikiforov (basse) et Stella Doufexis (mezzo-soprano).

Gilles Lesur, 22/2/2014

La photo est celle de la tombe de Stravinski à Venise au cimetière San Michele.