Le maître des voix

Article de Sophie Lannes pour Diapason, septembre 1981 et L’ Express, 27 septembre 1985

En septembre 1976, le choeur de l’Orchestre de Paris, un chœur amateur que vous avez créé et formé en six mois à peine, se produisait pour la première fois dans le Te Deum de Berlioz. C’était déjà le succès. Quand vous avez accepté la proposition de Daniel Barenboïm, étiez-vous optimiste ?

-Sir Georg Solti, quand il était directeur de l’Orchestre de Paris, avait jugé l’entreprise impossible… Les voix françaises sont excellentes, mais c’est vrai partout: il suffit de les chercher. Je n’ai eu aucune difficulté à les sélectio nner. Soir après soir, j’ai entendu personnellement chacun des mille six cents candidats qui se sont présentés pour choisir, finalement, au bout de deux mois, deux cent choristes. Mon problème a été qu’il n’y a pas en France, à la différence de l’Allemagne, de la Grande Bretagne, des Pays Bas, de véritable tradition chorale, ancrée depuis des siècles. En Grande Bretagne, ma première question était : « Dans quels choeurs avez-vous chanté? » Et l’on m’en citait aussitôt quatre ou cinq. Vous avez en France d’excellentes chorales, peu de ces grands choeurs amateurs, capables de chanter avec des orchestres professionnels La Damnation de Faust ou le Requiem de Verdi. Soixante-dix pour cent des choristes de l’Orchestre de Paris n’avaient jamais chanté dans un choeur. Beaucoup ne savaient pas déchiffrer à vue. Je suis très reconnaissant à Barenboïm de nous avoir, très vite, imposé un rythme rapide de concerts. Un choeur est comme une armée. Si entraînée soit-elle, elle ne donne sa véritable mesure que dans le combat. Et chaque concert, qui fait affronter au choeur un nouveau répertoire, une nouvelle technique vocale, un nouveau chef, est, pour moi, pour nous, une bataille qu’il faut gagner. Ma tâche essentielle, au début, a été de les former à cette discipline du travail collectif dont ils n’avaient pas l’expérience.

Comment l’avez-vous obtenue? D’où vient votre autorité?

C’est très difficile à analyser. La réussite d’un chef de choeur tient, pour quatre-vingt-dix pour cent, à une bonne psychologie. Il faut, bien entendu, d’abord, une profonde connaissance de la musique. Je n’oserais jamais me présenter devant un choeur, sans connaître à fond une partition. On ne peut jamais bluffer un chœur.

Votre double formation de pianiste et de compositeur ne laisse guère de doute à ce sujet…

Après mes études au Royal College of Music à Londres, j’ai eu en effet la chance d’êtr e, pendant huit ans, l’unique élève de Benjamin Britten. C’est moi qui ai réglé, pour lui, la partition de Peter Grimes. Je suis très exigeant sur le plan musical, obligé aussi d’être parfois très sévère sur le plan de la discipline. Mais mes choristes savent que c’est toujours pour de bons motifs et cela ils le respectent. Cependant, la compétence musicale ne suffit pas : il faut aimer les êtres. Je connais chacun de mes choristes personnellement. Je suis toujours là avant et après la répétition, pendant la pause, disponible pour ceux qui veulent venir me parler, non seulement de musique mais de leurs problèmes personnels, ce qui a créé des liens extraordinaires entre nous. Et c’est maintenant la même chose au Concertgebouw à Ams­ terdam. Un choeur amateur ne repose que sur l’amour : mon amour pour mes choristes et leur amour pour la musique.

Qu’appelez-vous être très sévère ?

Il m’est arrivé de quitter une répétition et de rentrer à l’hôtel, sachant que c’était la seule solution pour obtenir la discipline et les conditions de travail que je souhaitais. J’avais menacé mes choristes de le faire, ils n’en avaient pas tenu compte, continuant à arriver en retard et à bavarder, rendant mon travail impossible. Ce soir-là, je suis parti, leur demandant de réfléchir… À la répétition suivante, ils ont été impeccables: Je me suis offert la paix pour six mois ! Mais avec le tempérament latin, on sait que ça ne peut pas durer toujours !

Beaucoup de choristes ont-ils abandonné depuis 1975 ?

Je suis très strict sur l’assiduité aux répétitions. Il faut me demander l’autorisation pour en manquer une et parfois, je ne l’accorde pas. Si un choriste manque deux fois de suite, sans y avoir été autorisé, il reçoit une lettre d’avertissement; s’il ne donne pas signe de vie dans les huit jours, justifiant son absence, il est rayé des listes. Mais ça ne s’est pas produit plus de huit à dix fois en cinq ans. Le taux de rotation est d’environ douze pour cent par an, certains choristes, notamment les étudiants, retournant en province ou dans leur pays au bout de deux ou trois ans. Quatre-vingt-huit pour cent sont dans le chœur depuis le début.

Choeur qui est un véritable microcosme : tous les âges, toutes les professions, une douzaine de nationalités différentes …

C’est l’un des aspects qui me donne le plus de plaisir. Peu importe l’origine sociale ou le salaire, ici, ce sont ceux qui chantent le mieux qui sont les aristocrates du chœur et qui sont le plus respectés par les autres. Nous avons même eu, au début, un cycliste professionnel, aux poumons extraordinaires, mais qui a dû nous quitter pour les besoins de la compétition…

Quels sont vos critères de sélection ?

Le candidat doit présenter deux morceaux solo – air d’opéra ou mélodie – qui me permettent de me rendre compte de sa musicalité. Il lui faut une bonne oreille. S’il ne chante pas parfaitement juste, je l’élimine car il n’y a rien à faire : c’est un défaut de la nature impossible à corriger. Si je suis bien impressionné par sa voix, je lui fais chanter quelques gammes pour trouver sa tessiture. Il arrive que je conseille un changement de voix : un baryton avec de très hautes tessitures, mais sans beaucoup de force, sera peut-être plus à sa place comme deuxième ténor. Puis, je fais faire un petit test de déchiffrage. Parfois je demande au candidat de revenir un an plus tard, après avoir pris quelques leçons et travaillé selon mes conseils. Ceux qui reviennent auditionner une seconde fois font souvent les choristes les plus fidèles.

Vous semblez connaître et reconnaître individuellement chacune des voix du chœur…

Toutes mes observations sont consignées sur une fiche d’audition. Tous les quatre ans, chaque choriste est tenu de ré-auditionner pour que je me rende compte de l’état de sa voix. Et puis, tous ceux qui souhaitent être sélectionnés pour les petits chœurs de musique de chambre, les tournées, les festivals passent, en cours d’année, d’autres auditions. Tout cela m’aide, en effet, à connaître chaque voix.

Quel travail exigez-vous de vos choristes ?

Je m’efforce d’organiser deux répétitions par semaine ou au moins six par mois. Au moment des concerts, il nous arrive de travailler dix jours de suite, soirées et week-end: une ou deux répétitions finales avec moi, une ou deux avec le chef et le piano, une avec l’orchestre, puis une générale et, enfin, le ou les concerts. C’est un effort énorme, d’autant plus que les choristes emportent les partitions chez eux pour les travailler. Mais nous déchiffrons toujours ensemble, paroles et musique en même temps, ce qui a d’ailleurs posé quelques problèmes car j’ai découvert, en France, un étonnant système qui n’existe qu’ici et qui consiste à déchiffrer d’abord les notes et à ajouter les paroles à la musique !

Y a-t-il une limite d’âge pour chanter dans un chœur ?

Personnellement, je n’auditionne pas de soprano au-delà de trente-cinq ans, ni de contralto au-delà de quarante, quarante-cinq ans. Pour les hommes, en revanche, il n’y a que des cas d’espèce. La longévité de leur voix dépend de leur condition physique. Dans mes chœurs du Festival d’Edimbourg, j’avais un ténor qui chantait encore magnifiquement à soixante-dix ans. Peter Pears se produisait encore au Metropolitan Opera à soixante-huit ans, mais il avait, toute sa vie, pris deux leçons par semaine. Peu de voix de femmes durent aussi longtemps. Mais il ne faut pas être trop rigide sur les principes. Statistiquement, et cela se vérifie dans le monde entier, trente pour cent des hommes sont des ténors naturels, soixante pour cent des barytons et dix pour cent seulement des basses profondes. Ce dernier pourcentage étant nettement plus élevé dans les pays de l’Est. Mais la voix des contraltos, comme celle des basses, met plus longtemps à atteindre sa maturité. Une jeune voix de basse qui, à vingt-trois ans, ne peut descendre au-delà du fa ira, à quarante ans, jusqu’au do grave. Pour avoir ces voix-là dans un chœur, il faut écarter la question de l’ âge.

Il arrive que des voix de femmes, passé une certaine étape, recouvrent leurs qualités premières.

Je ne suis pas sûr, en effet, d’avoir eu raison d’imposer un âge limite de 55 ans pour les femmes. Ce genre de décision me pose, humainement, un cas de conscience. C’est qu’en dix ans nous avons fait un tel chemin ! Les problèmes techniques ayant été assez vite résolus, nous pouvons maintenant faire porter tous nos efforts sur le style d’une interprétation, la couleur des sons, l’é ventail de dynamiques. Et Giulini, avec qui j’ai souvent travaillé à Edimbourg, m’avait fait cette remarque : « Votre chœur est splendide, mais les voix sont blanches. Il vous faut maintenant développer le rouge dans ces voix ». On ne fait pas chanter un chœur de sopranos de la même façon dans Palestrina, Verdi ou Moussorgski.

Comment fait-on travailler les couleurs de la voix ?

Je sais ce que le chœur est capable de faire et je lui fais répéter les passages, dix fois s’il le faut, jusqu’à ce que j’obtienne le son idéal que j’ai en tête. Mais ce que je m’efforce avant tout de façonner pour un chef d’orchestre, c’est un instrument aussi souple, aussi sensible que possible. Je répète souvent à mes choristes : « Vous ne devez pas lui imposer mon interprétation».

N’éprouve-t-on pas cependant quelque frustration, dans votre rôle, à préparer cet instrument pour un autre ?

Non, puisque le métier de chef de chœur consiste précisément à le préparer à exécuter ce que le chef demande. Et pour bien le comprendre, je m ‘efforce toujours d’étudier la partition avec lui, avant de commencer à faire travailler le chœur. Pour mon premier Requiem de Verdi, je suis allé à Milan passer un après-midi avec Giulini, annotant la partition d’un bout à l’autre, en fonction de ce qu’il souhaitait. De même avec Abbado ou d’autres. Beaucoup de très bons chefs de chœur n’ont pas, malheureusement, donné ce qu’ils promettaient, parce qu’ils voulaient, précisément, être des chefs d’orchestre. Je n’ai jamais eu cette ambition. Je ne dirige mon chœur qu’ aux concerts« a capella».

Du chœur de la cathédrale d’Edimbourg à celui du Festival d’Edimbourg, puis du Scottish Opera, du London Symphony Orchestra et maintenant aussi du Concertgebouw, il y a vingt-cinq ans que vous exercez ce métier rare et difficile de chef de chœur. Avez­ vous mis au point une méthode, des techniques ? Vous êtes, disent vos choristes, un mime extraordinaire.

Je ne sais pas ! Comme je vous l’ai dit, j’ai en tête une idée du son que je veux obtenir et peu m’importent les moyens pour approcher de cet idéal. Au début d’une répétition, je fais presque toujours faire des exercices que j’ai inventés et qui ont, chacun, un but précis: fairesortir les voix en chantant des gammes très doucement et très vite ou faire travailler les muscles du visage et la bouche en répétant: « Popocatepetl !». En même temp, ça les amuse, ça les détend, ça leur fait oublier leurs problèmes : ils sont tout de suite dans l’ambiance du chœur. Si je les sens tendus, fatigués, j’arrête la répétition pour raconter une histoire qui les fait rigoler et, après, ça va beaucoup mieux. Parfois, aussi, je fais travailler à bouche fermée : c’est très utile pour obtenir un véritable pianissimo, saisir la ligne musicale d’un passage, sans problème de paroles ou de respiration. Et quand un pupitre n’est pas sûr de ses notes, s’il chante à bouche ouverte et les autres à bouche fermée, il entend beaucoup mieux sa ligne et moi, je perçois mieux où sont les problèmes.

Quelle est votre impression du chant en France ?

Je suis très préoccupé par la mauvaise qualité de l’enseignement. A entendre les résultats, iJ y a un grand nombre de mauvais professeurs qui, d’abord, ignorent souvent le travail de la respiration, essentiel dans le chant. Lorsque de jeunes chanteurs viennent me consulter, je ne peux leur donner qu’un conseil : « Allez étudier en Angleterre. » J’y ai envoyé ma propre fille pendant deux ans : elle a passé les six premiers mois à travailler la respiration plus que le répertoire. Et lorsqu’on entend Barbara Hendricks, Jessye Norman ou Kathleen Battle, qui a une voix à vous briser le cœur, on se dit qu’aux États-Unis aussi existent des écoles de chant dignes de ce nom. Je vois arriver ici de jeunes chanteuses avec une voix en lambeaux parce qu’on leur a fait chanter Tosca à dix-huit ans. C’est criminel. Pour guérir une voix, il faut la laisser reposer pendant deux ans et ne reprendre le chant que doucement, progressivement. Un amateur peut se le permettre, rarement un professionnel. Je constate aussi que beaucoup de sopranos françaises ont, dans l’aigu, un son métallique. On ne leur apprend pas à «couvrir» le son, une technique qu’on enseigne partout. Le problème vient de ce qu’il y a très peu de bons professeurs de chant en France. Beaucoup sont d’anciens chanteurs qui se tournent vers l’enseignement en fin de carrière. Ils ont tendance à s’intéresser d’abord à eux­ mêmes, expliquant à leurs élèves comment ils ont, eux, chanté, leur recommandant de les imiter. Or, chanter et enseigner ne demandent pas les mêmes dons. Pour enseigner, il faut aimer les voix, savoir déceler et cultiver les qualités propres de chacune.

Vous encouragez pourtant vos choristes à prendre des leçons et 80% le font régulièrement !

Oui, c’est indispensable pour que le chœur ait un niveau professionnel. Cela me permet d’ailleurs de savoir immédiatement s’ils sont en bonnes mains. Je ne donne, bien entendu, jamais de noms, mais je conseille d’écouter ceux qui chantent bien dans le chœur, en particulier en solistes, et de leur demander qui est leur professeur. Car, lorsque nous préparons une œuvre avec solos, ce sont toujours des membres du chœur qui, à tour de rôle, remplacent les professionnels, jusqu’ aux répétitions finales. C’est par amour de la France que je me désole de la situation générale de l’enseignement. Il faut s’y attaquer énergiquement et ne pas hésiter à imposer de grands professeurs étrangers dont les mérites sont reconnus. Il faut empêcher que continuent à enseigner des gens qui n’ont aucune compétence pour s’occuper de voix.

Quand vous faites le bilan de votre travail, les résultats ont-ils répondu à votre attente ?

On n’atteint jamais la perfection en musique. Il faut sans cesse se remettre en question et c’est ce qui rend ce travail si passionnant. Mais le chœur a fait des progrès extraordinaires. Il nous a fallu six mois, il y a cinq ans, pour préparer le Te Deum de Berlioz. Nous l’avons déchiffré cette année, sans faute, en une répétition. Beaucoup de mes choristes déchiffrent maintenant comme ils lisent le journal. Ils ont appris à travailler ensemble. Un choriste d’Amsterdam me disait en les entendant: « Je comprends ce que vous voulez dire quand vous nous répétez qu’un chœur doit chanter comme un quatuor à cordes. » À Amsterdam, le chœur n’a encore que deux dynamiques, forte et piano. Ici, et c’est fort rare, ils ont toutes les gammes entre les deux: un mezzo-piano n’est ni un piano ni un mezzo-forte. Ce chœur est aujourd’hui capable d’exécuter n’importe quelles œuvres.

Quels sont les concerts qui vous ont rendu particulièrement heureux ?

– Peut-être l’un des plus beaux moments a-t-il été la tournée en Grande Bretagne et aux États- Unis, en particulier le dernier Requiem de Berlioz à Carnegie Hall, où le public a applaudi un quart d’heure, montre en main ! Je regrette que la presse française ait si peu parlé du sucès que nous avons eu là-bas… Ou à Berlin, où, après la représentation de Roméo et Juliette, l’intendant du Philharmonique m’a confié qu’ils n’avaient jamais eu, eux-mêmes, un chœur pareil.

Un chœur comme celui de Paris est une entreprise fragile. Avez-vous conscience qu’elle dépend largement de la personnalité de celui qui la dirige ?

Je le sais, mais personne n’est indispensable. Il est vrai que l’on manque terriblement, partout, de chefs de chœur, mais il y en a d’autres que moi.

Comment forme-t-on un chef de chœur en France ?

Le ministère de la Culture nous a précisément demandé, à Jean Laforge qui dirige le chœur de l’Opéra, et à moi-même, de former des jeunes à ce métier. Depuis trois ans, quatre ou cinq d’entre eux viennent, chaque année, travailler six mois avec moi pour l’oratorio, six mois avec Jean Laforge pour le lyrique. Mais j’ai eu l’occasion d’assister à une réunion sur le sujet au ministère de la Culture et je dois avouer que j’étais en désaccord avec presque tout ce qui a été proposé. Juger, par exemple, un chef de chœur à sa capacité d’apprendre une partition en trois heures avant de commencer les répétitions. Absurde! Un chef de chœur doit passer des semaines et des mois sur une œuvre pour l’assimiler et être ainsi en mesure d’en diriger l’exécution. Il faut encore, a-t-on dit, qu’un chef de chœur soit, lui-même, capable de chanter. Absurde ! Il doit être capable de faire chanter les autres. La direction d’un chœur ne consiste pas à chanter des solos et à dire: « Faites comme moi». Savoir faire travailler des choristes, cette qualité-là est la seule qu’on doive exiger. On la décèle d’ailleurs immédiatement. Et la psychologie y tient une large place.

Vous voulez dire qu’on naît chef de chœur ?

Je le crois, oui. Pour faire ce métier complexe, puisqu’il s’agit à la fois de forger un instrument et d’enseigner, il faut un don. Et puis, bien sûr, travailler, apprendre sans relâche. Quand on cesse d’apprendre, il faut s’en aller. Ce qu’il y a de merveilleux dans mon métier, c’est que je suis constamment appelé à rencontrer de grands artistes, à en découvrir de nouveaux et tous, toujours, ont quelque chose à m’apprendre. Julia Varady, Janet Baker sont pour moi des idoles, comme l’a été Irmgard Seefried, comme le sont aussi Dietrich Fischer­ Dieskau ou John Shirley-Quirk… Parfois, même en faisant passer des auditions, on entend, soudain, une voix qui vous fait chavirer l’âme. Sans que l’on sache pourquoi. Il m’arrive souvent de découvrir, par la suite, que l’émotion suscitée par une voix est étroitement liée à l’expérience de la vie, aux épreuves dominées, à la richesse intérieure de la personnalité. Au­ delà des notes, au-delà du son, cette voix vous parle… C’est là l’un des grands mystères de la musique.

Que pourrait être ce choeur sans vous ?

Je les encourage, c’est vrai, à se reposer sur moi, à avoir confiance en moi comme j’ai foi en eux. C’est à cause de cette relation privilégiée que je peux leur demander n’importe quoi: ils sont capables de faire des miracles. C’est ce qui donne au chœur amateur cette qualité merveilleuse : ils ne travaillent pas pour être payés mais par amour de la musique, ce qui, dans un concert, se sent toujours. Le public, le chef et même les orchestres sont sensibles à cette dimension supplémentaire qu’ils apportent à l’exécution. Cela dit, quand j’ai quitté le chœur du London Symphony Orchestra pour venir à Paris, il a en effet connu une périodede flottement, de déception, de … tristesse. Puis il a retrouvé un excellent chef de chœur et, avec lui, toutes ses qualités. De même à Edimbourg. S’il me fallait quitter Paris, ce qui, j’espère , ne se produira pas, car j’adore ce chœur – j ‘ai avec lui une relation très particulière et j’aime la France – il en irait de même après un temps. Ils vous diront qu’ils travaillent pour moi, mais c’est, au fond d’eux-mêmes, par amour de la musique. Si mon successeur sait le leur conserver, ce chœur restera ce qu’il est.

Vous n’envisageriez plus, aujourd’hui, de reprendre un choeur professionnel ?

Lorsque j’assiste au concert au dixième rang de l’orchestre, je ne peux m’empêcher de penser que, à qualité de voix égale, un chœur amateur surpassera toujours un chœur professionnel quant au résultat musical. L’amateur n’a à gagner que la satisfaction de donner le meilleur de lui-même. C’est un peu comme si le concert bénéficiait d’un supplément d’âme. Après avoir dirigé pendant dix ans le chœur du Festival d’Edimbourg, j’avais à l’époque ressenti comme un peu de lassitude. Au bout de dix ans ici, j’éprouve un tout autre sentiment: je souhaiterais ne jamais quitter le chœur de }’Orchestre de Paris. J’ai l’impression qu’il a besoin de moi et moi, surtout, j’ai besoin de lui.

Diapason, septembre 1981 et L’ Express, 27 septembre 1985