Le concert du siècle

Dès l’arrivée à la Salle Pleyel, on sent ce soir-là une atmosphère différente. Déjà, la queue des optimistes naïfs espérant une place au dernier moment est étonnamment longue. Puis, on croise dans le hall les amateurs, les vrais, pas les snobs ni les fonctionnaires du concert semblant envolés ce jour-là (bizarre, non ?), mais ceux qui aiment vraiment la musique. Ils ont été récompensés sans doute au-delà de leur espérance. Tout le monde sait que Claudio Abbado est maintenant arrivé à une maîtrise absolue de son art et les retransmissions depuis Lucerne le prouvent chaque année. Mais l’expérience du concert éclaire plus et de l’intérieur le miracle Abbado. Il y a quelques jours Christian Merlin évoquait dans un avant-papier du Figaro tout simplement le concert de l’année. Je me suis demandé s’il n’exagérait pas un peu… Eh bien, non, ce concert, tout simplement exceptionnel, pourrait bien avoir été le concert de l’année. On l’a déjà dit le Lucerne Festival Orchestra est un orchestre jeune (fondé en 2003) mais un orchestre d’élite. Et les individualités qui le composent donnent au final un son somptueux qui n’a rien à envier aux meilleurs et souvent vieux orchestres. Comme quoi… Cet ensemble sonne «allemand» grâce à ses cordes graves somptueuses sur lesquelles repose toute l’architecture sonore. Mais il n’y a pas que les cordes qui sont magnifiques, il y a également un cor solo miraculeux (Alessio Allegrini de l’Académie Sainte-Cécile), le meilleur timbalier du moment (Curfs Raymond de l’Orchestre de la Radio Bavaroise), un tubiste capable d’incroyables nuances (Thomas Keller de la Staatskapelle de Berlin) et des bois à l’égal de ceux du Concertgebouw d’Amsterdam avec d’ailleurs Jacques Zoon, ancien de cet orchestre et Julia Gallego du Mahler Chamber Orchestra et le tout à l’avenant.
En première partie Claudio Abbado dirigeait une symphonie Haffner, tout simplement miraculeuse. Tout Mozart y était, la lumière, l’énergie, le rythme, les nuances, le phrasé, la joie bien entendu et, surtout, la grâce, sans laquelle Mozart est vain. On était bien, et c’est tant mieux, a des années-lumière des interprétations actuelles, prétendument authentiques, qui sonnent trop souvent petites, agressives et artificielles. Ici l’équilibre est souverain, les tempi sont vifs sans être excessifs et la clarté permet de tout entendre au point que l’on croit avoir la partition sous les yeux et qu’on découvre certains traits jamais entendus. Un miracle jubilatoire.
Suivait ensuite une cinquième symphonie de Bruckner en très grand effectif qui allait également démontrer les exceptionnelles qualités du chef et de l’orchestre. Je ne raffole pas de Bruckner et je ne peux m’empêcher, en écoutant sa musique, de penser, d’une part, à l’immense abbaye de Saint-Florian, d’un baroque pour le moins chargé où il repose maintenant et, d’autre part, à l’aphorisme de Woody Allen: «On ne prend pas un train de marchandises pour aller au paradis». Rien ne tout cela, ce soir, même si, dans le premier mouvement, Bruckner semble chercher ses rails… Car Abbado et ses musiciens nous donnaient une interprétation en état de grâce avec un orchestre montrant, comme dans Mozart, mais bien entendu différemment, ce que veut dire l’engagement de chaque seconde, l’écoute, la musique de chambre à 120 et la mise en place. Elle fut impeccable de bout en bout sans une scorie d’égarement, avec, là encore, une lisibilité permanente, une tension constamment construite dans la ligne, un souffle démoniaque quand il le faut (un paradis, ça se gagne !), des contrastes saisissants et des nuances extrêmes qui sont une des marques d’Abbado.
Accueil chaleureux d’un public certes conquis d’avance mais une nouvelle fois emmené en voyage par cet artiste exceptionnel. Bienheureux les musiciens qui font de la musique avec un tel homme.
Gilles Lesur

Salle Pleyel, samedi 8 octobre 2011, Symphonie n°35 dite Haffner de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), cinquième symphonie d’Anton Bruckner (1824-1896), Lucerne Festival Orchestra, Claudio Abbado, direction.

Cet article a suscité ce commentaire de Françoise Courcel en date du 11/10/2011:

En sortant de la Salle Pleyel, samedi soir, après avoir écouté la Symphonie Haffner de Mozart et la Cinquième d’Anton Bruckner, je ne pensais pas que le même miracle pût se reproduire deux fois. Eh bien, c’est chose faite, ce soir à Londres (10 octobre 2011, ndlr).
Le programme, légèrement modifié, nous a permis d’entendre le concerto pour piano de Schumann avec Mitsuko Uchida en soliste, à la place de Mozart. Un enchantement !
Quant à la cinquième de Bruckner, elle ne faisait pas partie des symphonies de ce compositeur que je connaissais particulièrement. Assez difficile d’accès, elle peut sembler pompeuse et grandiloquente, mais, avec un tel orchestre et un chef de ce niveau, l’émotion est à son comble.
Claudio Abbado dirige l’Orchestre du Festival de Lucerne, réunissant une phalange des meilleurs solistes des Berliner, de la Mahler Chamber Orchestra, du Concertgebow, des Wiener etc…Tous ces artistes nous offrent leurs soli tous plus magiques les uns que les autres: le hautbois, la clarinette, la flûte. On se sent transporté dans un autre monde, à la limite du supportable. Que dire du pupitre des cuivres, du percussionniste: ils sont solennels, imposants, majestueux et d’une rare sensibilité. Les grands passages romantiques, lyriques confiés aux cordes graves donnent la chair de poule, bref, Abbado conduit cette masse sonore avec aisance, évidence. Le discours est construit, les climax s’enchaînent aux pianissimi, sans rupture, sans excès sans violence. Deux heures de pur bonheur et rien que pour ces deux heures, l’on se dit: la vie vaut la peine d’être vécue !
Le miracle se reproduira-t-il une troisième fois, demain soir mardi ? Je l’espère. Quand on peut savourer son plaisir à l’avance, il n’en est que décuplé, mais alors, les mots me manqueront pour vous le narrer.
Laissez-moi néanmoins mentionner cette petite anecdote: au sein des seconds violons figure un musicien très respectable, doyen de l’orchestre qui a eu l’honneur de jouer sous la baguette de Fürtwangler. Les sonorités du concerto de Schumann, suaves, veloutées à souhait ont eu raison de son grand âge, il s’est endormi et la lente chute de son violon fut évitée de justesse grâce à la discrète intervention de sa jeune voisine très attentionnée. Au milieu de ces deux concerts de l’année “, il en fut un troisième à Pleyel, dimanche après-midi, donné par Maurizio Pollini, commençant un cycle “Perspectives Pollini “auquel je vous conseille fortement d’aller tendre une oreille ces prochains mois.
En seconde partie, après une création de Giacomo Manzoni, Pollini s’est plongé dans les sonates 21, 22 et 23 de Beethoven. Depuis Horowitz, il ne me fut jamais permis d’entendre un tel engagement: tout simplement somptueux, bouleversant.