L’Apocalypse à Vienne

Depuis un an, je me faisais une joie d’entendre pour la première fois l’oratorio de Franz Schmidt “Das Buch mit sieben Siegeln”. Jamais donnée en France, mais véritable “tube” en Autriche, cette œuvre était à nouveau programmée en fin d’année, trois fois de suite au Musikverein et une fois à Linz. Nikolaus Harnoncourt, 80 ans depuis peu, dirige debout, sans baguette ni podium, avec les gestes francs qu’on lui connaît et que certains trouvent à juste titre secs. Mais, il faut bien reconnaître qu’ils sont très efficaces dans cette musique tellurique incroyable qu’on aurait tort de prendre pour de la musique seulement néoclassique écrite par un élève de Bruckner égaré dans le XXe siècle. L’orchestration est riche et magistrale, le sens de la construction et du théâtre adapté au sujet (l’Apocalypse) et l’alternance de passages solistes et choraux font de cette œuvre une pièce très originale et attachante.
L’Orchestre philharmonique de Vienne est somptueux de beauté et de velouté, notamment les cordes, et l’élan collectif dans cette musique de chair et de sang impressionne. Michael Schade placé devant l’orchestre à côté d’Harnoncourt maîtrise parfaitement le rôle écrasant de l’apôtre Jean qu’il chante sans aucune faiblesse ni difficulté apparente avec un timbre riche, subtil et généreux. Placés devant le chœur, les quatre autres solistes sont tout aussi exceptionnels en termes de timbre, de justesse et de musicalité. Et, fait assez rare, les différents timbres se mélangent à merveille lors de leurs interventions communes ou lorsque les solistes dialoguent en quatuor avec le chœur. Les deux soli d’orgue permettent d’entendre le magnifique et somptueux instrument qui trône au-dessus des célèbres cariatides de la scène du Musikverein.
Mais le héros du soir est, bien entendu, le “Wiener Singverein” qui a presque fait de cette œuvre une de ses cartes de visite l’ayant créée en 1938, quelques mois après l’Anschluss, en France (à Montpellier) en 1996 et déjà enregistré une fois avec Harnoncourt et une autre fois avec Krystian Järvi. Intervenant à de multiples reprises en tutti, en voix séparées hommes ou femmes et a cappella, il fait preuve d’un incroyable professionnalisme. Justesse parfaite, homogénéité des pupitres ne cachant pas la beauté et la richesse des timbres, notamment des ténors et alti, discipline collective jusque dans les levers, engagement dans les tutti et nuances tout y est. Du très grand art. Chapeau bas à mes amis viennois. Et félicitations à Johannes Prinz qui a fait du “Wiener Singverein” un chœur amateur de niveau professionnel décidément exceptionnel qui mérite parfaitement son adjectif de “légendaire”.

Gilles Lesur

Vienne, Musikverein Grosser Saal, 17 décembre 2009, Wiener Philharmoniker, Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde (Johannes Prinz, chef de chœur), Dorothea Röschmann, Elisabeth Kuhlman, Werner Güra, Florian Boesch, Robert Holl, Robert Kovács (orgue), Nikolaus Harnoncourt, direction, “Das Buch mit sieben Siegeln”, oratorio pour solistes, chœur, orgue et orchestre de Franz Schmidt.

Relisez dans la rubrique “oeuvres chorales rares” l’article consacré à cette œuvre de Franz Schmidt