L’Apocalypse à la française

En début d’année, nous évoquions les anniversaires musicaux de 2012, Debussy, Daniel-Lesur, Delius, Massenet et Honegger mais il manquait à la liste le trop rare Jean Françaix. Il faut dire que, même en cette année anniversaire, très peu de manifestations sont organisées. Jean Françaix est né au Mans le 23 mai 1912, et comme trop souvent pour les compositeurs français mal connus, sa musique est plus jouée à l’étranger (Allemagne, Japon, Etats-Unis notamment) qu’en France.

Né dans une famille de musiciens Jean Françaix étudie le piano au Conservatoire du Mans que dirige son père et où sa mère enseigne le chant, avant d’aller étudier la composition à Paris avec Nadia Boulanger. Repéré et encouragé par Ravel, son “Concertino pour piano et orchestre”, créé en 1934 par Nadia Boulanger et lui-même au piano, reçoit un bel accueil. Par la suite, rien moins que Pierre Monteux, Eugène Ormandy, Herbert von Karayan, Antal Dorati, Pierre Dervaux et Seiji Ozawa dirigeront sa musique. Plutôt connu pour ses concertos, sa musique de chambre et pour piano, il composera également pour l’opéra («Le Diable boiteux», «La Princesse de Clèves») et, époque oblige, pour le cinéma puisqu’on lui doit notamment la musique du célèbre «Si Versailles m’était conté».

Mais Jean Françaix laisse aussi une pièce sacrée rarissime, «L’Apocalypse selon Saint Jean», qu’il considérait comme son œuvre la plus importante. Les représentations de cette œuvre sont très rares puisqu’il faut remonter à une exécution en Allemagne en mars 1997, quelques mois avant la disparition du compositeur le 25 septembre, et à deux productions en 1999 en France (année des 60 ans de la composition), l’une à l’Eglise de la Trinité et l’autre dans la cathédrale du Mans, à qui l’œuvre est dédiée, toutes deux sous la direction du chef français Jean-Pierre Lo Ré, directeur artistique de la Collection «Jean Françaix» et membre du comité «Jean Françaix 2012». Plus récemment, «L’Apocalypse selon Saint Jean» a été montée à Munich en 2004 par le choeur et l’orchestre de la Radio Bavaroise sous la direction de Marcello Viotti ainsi qu’à Stuttgart en 2010.

En ce qui concerne la genèse de cette œuvre, on raconte que Jean Françaix fut pris au début de 1939 dans une tempête en mer au retour d’une tournée en Amérique du Nord et que cet épisode terrifiant lui rappela les sombres images de l’Apocalypse de la cathédrale du Mans. Ce fut le déclic qui allait l’inciter à terminer une œuvre qu’il avait déjà ébauchée. Pour la rédaction du texte il se fit aider de Père Aloo, expert de l’Apocalypse, et de quelques moines de Solesmes. L’œuvre est terminée pendant les années 1939/1940 puis créée en pleine occupation le 11 juin 1942 au palais de Chaillot par Charles Munch. Elle fut ensuite jouée après la guerre au Théâtre des Champs Élysées sous la direction de Manuel Rosenthal avec la participation du jeune Marius Constant, puis à Berlin et Londres et en 1961 en Sicile dans le cadre somptueux de la Cathédrale de Montreale près de Palerme, avant de disparaître du répertoire jusqu’à la fin des années 1990.

Cette œuvre magnifique et puissante intitulée par l’auteur «oratorio fantastique» requiert 4 solistes, un chœur mixte, un orgue, et selon un schéma imposé par l’auteur deux orchestres destinés à rendre plus saisissante l’opposition du Bien et du Mal, l’orchestre «infernal» réunissant des instruments atypiques (saxophone, accordéon, harmonium, guitare amplifiée). Elle se divise en un prologue et trois parties. Le chœur intervient dans presque toutes les parties. L’esprit et le style des différentes pièces sont très changeants. Le prologue qui baigne dans une belle lumière séraphique est suivi d’un étonnant récitatif accompagné des seules timbales. L’ouverture des sceaux successifs donne lieu à autant d’épisodes contrastés dans lesquels le chœur, parfois utilisé comme récitant, a une place centrale. Ces passages avec chœurs alternent avec d’étonnants passages dévolus aux solistes, en premier lieu à Jean, confié à une voix de ténor. Une forme somme toute assez proche de celles des «Passions» de Bach. Cette musique mystique constamment inspirée et raffinée baigne par moments («La prière des Martyrs » et «Les 2 témoins», duo apaisés, le «Millénium» confié à la soprano, «La Jérusalem céleste» où le chœur semble presque marcher vers le paradis) dans une très belle lumière. A d’autres moments elle laisse place à des climats agités et angoissants («Ouverture du sixième sceau», «Invasion des cavaliers», «Déluge de feu et de grêle», «L’invasion des sauterelles» à l’étonnante orchestration). Enfin, certains passages sont plus inclassables, telle cette ritournelle évoquant «La bête de la Terre», «Babylone la Courtisane» qui avec son accordéon et les timbales évoque le Kurt Weill des cabarets berlinois et «L’épilogue» qui, malgré sa surprise ultime, n’est pas sans rappeler le final du «War Requiem». Une musique magnifique, constamment raffinée et inspirée à découvrir donc et qui ravira tous les curieux et les autres !

Il n’existe que deux enregistrements de cette œuvre, l’un réalisé en France sous la direction de Jean-Pierre Lo Ré et l’autre en Allemagne sous la direction de Christian Simonis. La version dirigée par Jean Pierre Lo Ré, réalisée en public à l’Eglise de la Trinité et dans la cathédrale du Mans, réunit Marie-Noëlle Cros, Sophie Rehbinder, Patrick Garayt, Pierre-Yves Pruvot et l’orchestre et le chœur français d’Oratorio. Elle bénéficie d’un grand effectif choral, d’une très belle prise de son et d’un plus grand engagement de toute l’équipe artistique. Le livret qui accompagne ce disque est passionnant et Jean-Pierre Lo Ré y raconte avec émotion ses rencontres avec Jean Françaix. Cet enregistrement peut être commandé au prix de 12 euros à c.o.f.o@orange.fr. L’enregistrement réalisé en Allemagne réunit Eva Lind, Waltraud Hoffmann-Mucher, Kurt Azesberger, Robert Holzer, Herbert Bolterauer, le Chœur St Jacob, le chœur des jeunes de Linz et l’orchestre symphonique de Göttinger mais pâtit de chanteurs non francophones et d’un pupitre de ténors aux timbres souvent ingrats.

Gilles Lesur

Pour tout savoir, et surtout savoir où et quoi écouter de Jean Françaix, consultez le site : jeanfrancaix-centenaire2012.org/ dédié au centenaire et qui répertorie les programmes dans le monde entier. Comme vous le verrez, malheureusement aucune exécution de l’Apocalypse selon Saint Jean n’est prévue….

L’illustration intitulée “Komposition VI” (1913) est due à Vassily Kandinsky et se trouve au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.