La nomination de Riccardo Chailly comme directeur de l’Orchestre du Festival de Lucerne durant l’été 2015 avait été pour beaucoup une surprise. Pourtant quoi de plus cohérent que de nommer à nouveau un chef italien, après Arturo Toscaninni, fondateur de l’orchestre du festival avant la guerre, puis Claudio Abbado en 2003 pour la résurrection du festival et de son orchestre, logiquement inaugurée avec la symphonie de Mahler du même nom. On se souvient que pour l’occasion le grand chef milanais, mort en janvier 2014, avait souhaité inviter le choeur amateur basque Orfeón Donostiarra, un partenaire régulier depuis les années berlinoises. A Lucerne, Claudio Abbado dirigeait presque tous les ans une symphonie de Mahler et avait même programmé en 2012 la symphonie des Mille, avant de finalement renoncer. Riccardo Chailly, qui fut le jeune assistant d’Abbado à la Scala de Milan dans les années 80, en un geste à la fois intelligent et sensible a souhaité débuter son mandat de 5 ans à la tête de l’Orchestre du Festival de Lucerne par la symphonie des Mille. Et comme Abbado précédemment il a invité Orfeón Donostiarra, un ensemble qui l’avait aussi séduit lors de leur première rencontre en 2013 à Milan pour cette symphonie des Mille de Mahler déjà chantée à plusieurs reprises par cet ensemble prestigieux notamment à San Sebastian, Santander, La Coruna et Lisbonne.
C’était donc une particulière émotion que d’assister ce vendredi 12 août au concert d’ouverture de ce qui est sans aucun doute le plus prestigieux festival d’orchestre du monde. Après une belle interprétation d’un étonnant “Djamila Bouchapa”, une pièce a cappella de Luigi Nono par la soprano canadienne Barbara Hannigan, prenaient successivement la parole Hubert Achermann, président de la Fondation du Festival et Johann N Schneider-Amman, au nom du parlement régional. Ces discours, sans vrai hommage inspiré à la personnalité exceptionnelle de Claudio Abbado, étaient suivis par celui de Barbara Hannigan, censé être consacré à Pierre Boulez, longtemps directeur de l’Académie du Festival de Lucerne et à qui l’ensemble du festival 2016 est dédié. Mais il n’en fut rien, Barbara Hannigan parlant surtout d’elle, très peu de Pierre Boulez, et fut même maladroite, évoquant son désir d’être à tout prix au devant de la scène et en aucun cas dans un choeur, une évidente maladresse lorsque 300 chanteurs de choeur sont attendus sur scène en seconde partie …
Mais le miracle fut bien musical avec lors de la seconde partie de cette soirée une interprétation pour l’éternité de ce chef d’oeuvre de Mahler qu’est la Symphonie des Mille, de plus dans une acoustique d’une extrême qualité. On sait que Riccardo Chailly est un familier de l’œuvre, notamment enregistrée lors de son mandat de directeur musical à Amsterdam et plus récemment sur un magnifique DVD réalisé à Leipzig avec l’Orchestre du Gewandhaus.
Interprétation en tous points exceptionnelle donc que celle donnée ce soir là. A tout seigneur tout honneur, les choeurs furent impressionnants. Réunissant donc l’ensemble amateur Orfeón Donostiarra, chantant la partie de choeur 2 et les choeurs professionnels des radios bavaroise et lettonne chantant la partie 1 (un mélange difficilement imaginable en France), force est de constater que la partie chorale était superlative. Dès la puissante entrée “Veni Creator Spiritus” la justesse, le caractère compact du son et la richesse harmonique impressionnent dans les tutti comme dans les parties où les deux choeurs sont séparés. On ne pouvait s’empêcher de remarquer que les chanteurs basques avaient un meilleur contact visuel avec Riccardo Chailly que leurs collègues professionnels trop souvent dans leur partition, notamment les hommes. Cette maîtrise chorale perdurera durant toute la représentation, y compris pour le TolzenKnabenChor, un choeur d’enfants exclusivement composé de jeunes garçons, qui a lui aussi fait preuve d’un engagement de chaque seconde, d’une qualité et d’une justesse (bien souvent le point faible dans les ensembles équivalents) constante, en un mot d’un impressionnant professionnalisme.
Riccardo Chailly, qu’on sait très à l’aise avec ces grandes pièces du début du XX° siècle, démontre une nouvelle fois une maîtrise peu commune d’une partition d’une grande complexité qu’il embrase de l’intérieur par une direction puissante et concentrique. Donnant tous les départs, insufflant tantôt des ruptures rythmiques, tantôt un lyrisme toujours raffiné, il sait aussi solliciter toute la puissance de l’exceptionnel Orchestre du Festival de Lucerne, parfois même jusqu’aux 4 cymbales (!), orchestre au sein duquel on reconnait la plupart des fidèles de l’ère Abbado. Il sait aussi obtenir d’incroyables nuances, particulièrement dans le second mouvement, plus contrasté, et parvient même à inspirer aux cloches de fascinantes variations de jeu.
Aucun vrai point faible dans une distribution de solistes de très haut niveau dominée par un Peter Mattei qui offre un Pater ecstaticus magistral et d’une incroyable évidence. Ricarda Merbeth, habituée du rôle redoutable de Magna Peccatrix (et déjà présente dans le DVD de Leipzig) est impressionnante, y compris dans les acrobatiques aigus qui parviennent à passer l’orchestre et les choeurs. Andreas Schager, habitué des rôles wagnériens, est un Doctor Marianus flamboyant et sonore. Le reste de la distribution est aussi de haut niveau, si l’on exclut quelques raideurs heureusement passagères chez Juliane Banse, remplaçant Christine Goerke initialement prévue, et la brève apparition d’Anna Lucia Richter en Mater Gloriosa desservie par un registre aigu instable et imprécis. On avouera avoir été moins sensible aux interventions, néanmoins très professionnelles, de Samuel Youn et Mihoko Fujimura.
Le final “Alles vergängliche ist nur ein Gleichnis”, débuté dans un saississant pianissimo qui permet de goûter son incroyable richesse harmonique, est d’une beauté à couper le souffle et s’épanouit ensuite dans une apothéose somptueuse et colossale. Le long et émouvant silence qui suit le dernier accord, et qui rappelle ceux qui terminaient les concerts d’Abbado, en disait long sur la puissance de cette interprétation unique et magistrale. Chapeau donc Maestro Chailly et bienvenue à Lucerne. Le grand Claudio Abbado peut reposer tranquille Riccardo Chailly a bel et bien pris, et avec quel talent, le relais. Et vivement le Festival de Lucerne 2017 au cours duquel Riccardo Chailly dirigera “Oedipus Rex” de Stravinski et des musiques de scène de Rossini inspirées du mythe d’Oedipe, un programme Strauss ainsi qu’un concert de musique russe associant Stravinski (Le sacre du Printemps) et Tchaïkovski (première symphonie).
Gilles Lesur
Vendredi 12 août, Salle de concert du KKL de Lucerne, Ricarda Merbeth, Juliana Banse, Anna Lucia Richter, Sara Migardo, Mihoko Fujimura, Andreas Schager, Peter Mattei, Samuel Youn, Choeur de la Radio Bavaroise (chef de choeur : Howard Arman), Choeur de la Radio Lettonne (chef de choeur : Sigvards Klava), Orfeón Donostiarra (cher de choeur : Jose Antonio Sainz Alfaro), Tolzer KnabenChor (chef de choeur : Christian Fliegner, Clemens Haudum), Orchestre du Festival de Lucerne, direction : Riccardo Chailly
Diffusion sur Arte le dimanche 28 août à 17 h 40. Un DVD est attendu pour 2017.