Theodor Adorno détestait la musique de Sibelius et ce jugement allait trouver en René Leibowitz un écho puissant. Ce dernier allait ainsi publier dans les années 50 un pamphlet intitulé « Sibelius, le plus mauvais compositeur du monde ». En France, ce point de vue, relayé par la mouvance dodécaphonique, a longtemps prévalu, faisant beaucoup de mal à la musique du compositeur finlandais, disparu en 1957. Point de diktat de ce genre de l’autre coté de la Manche où, depuis plus d’un siècle, il existe une forte tradition d’interprétation de sa musique, notamment grâce à Wood, Boult, Beecham et, plus tard, à Colin Davis et Simon Rattle. Ces deux chefs ont d’ailleurs gravé au disque une intégrale des symphonies, Davis à Boston dès les années 70 et Rattle à Birmingham dans les années 90. Karajan, qui a laissé de magnifiques enregistrements de quelques symphonies, jugeait très finement que la musique de Sibelius était hors du monde.
Kullervo est la première œuvre importante d’un Sibelius alors âgé de 26 ans. Poème symphonique pour soprano et baryton (la partie est notée en clé de sol), chœur d’hommes et grand orchestre, cette pièce inspirée du Kalevala, épopée mythique finlandaise, a été créée sous la direction du compositeur à Helsinki le 28 avril 1892. Emmy Strömer-Ackté et Abraham Ojanperä étaient les 2 solistes et le chœur était le « YL Male Voice Choir » fondé 10 ans plus tôt à l’université d’Helsinki et qui a depuis enregistré quatre fois cette œuvre. A part trois représentations, également sous la direction du compositeur en 1893, Kullervo ne fut à nouveau joué que le 13 juin 1958, soit neuf mois après la mort du compositeur, et la partition publiée seulement en 1966. C’est en 1994 que Jacques Mercier, l’Orchestre National d’Ile de France, Pia Freund, Esa Ruuttunen et le chœur Laulun Ystävät (les amis du chant) de Turku donnèrent à la salle Pleyel la première française. Jacques Mercier récidiva en 2007 à Metz avec l’Orchestre de Lorraine et un chœur venu de Finlande. En 2007, l’Orchestre National de France programma Kullervo sous la direction d’Eivind Gullberg Jensen, jeune chef norvégien, et le Chœur de Radio France, premier chœur français à chanter cette œuvre, fut préparé par un chef de chœur finlandais, Hannu Norjanen.
L’histoire est celle de Kullervo, unique enfant mâle né de la seule survivante d’un massacre entre familles rivales. Il va sans le savoir coucher avec sa sœur – celle-ci se suicidera – et croire venger sa famille en massacrant la famille rivale, avant de se rendre compte que les siens ont déjà été exterminés. Pour finir, Kullervo se suicidera également. Un mélange très cru d’Œdipe et de la Tétralogie d’une âpre et rare violence.
Contemporaine de la Pathétique, des symphonies du Nouveau Monde et Résurrection, encore influencée par Tchaïkovski, Wagner et Bruckner (Sibelius a étudié à Vienne et à Berlin), la pièce est en cinq mouvements. Une introduction, déjà très typique de Sibelius, précède un mouvement intitulé « la jeunesse de Kullervo ». Suit un très étonnant 5/4 au cours duquel le chœur intervient pour la première fois, puis Kullervo part en guerre, une partie uniquement orchestrale, et l’œuvre s’achève par la mort du héros accompagnée par une superbe marche à la progression inexorable chantée par le chœur.
L’écriture qui se joue de la barre de mesure est à la fois cuivrée et aérienne, les transitions subtiles autant qu’inattendues et les grondements aux timbales ou aux cordes graves créent une tension à laquelle participent des terminaisons souvent abruptes et surprenantes. La partie chorale, souvent chantée à l’octave, se divise par endroits en 4 parties. La beauté, le rythme et la douceur de la langue finnoise sont évidemment mis en valeur. Mais cette musique ne révèle pas toujours ses infinies richesses à la première écoute. A l’exception de ceux dirigés par Colin Davis et Paavo Järvi, tous les enregistrements actuellement disponibles sont dirigés par des chefs finlandais.
Enfin, espérons et souhaitons également qu’un jour enfin les responsables des orchestres français, plutôt que les inévitables cycles Brahms, Mahler et Beethoven, fassent enfin connaître cette extraordinaire musique de Sibelius qui ne ressemble à aucune autre…si possible avant 2057 !
Gilles Lesur, octobre 2007
Mon conseil discographique: Leif Segerstam, Soile Isokoski, Tommi Hakala, YL Male Voice Choir (Matti Hyökki, chef de chœur) chez Ondine. Cet enregistrement a été « Diapason d’or de l’année 2008 ». L’orchestre y est superbe avec une lisibilité maximale de toutes les parties, le chœur est exceptionnel de beauté et d’engagement, mettant parfaitement en valeur chaque rebond de la langue finnoise, notamment, et la conviction de chacun est perceptible à tout moment. Soile Isokoski illumine de sa présence le rôle de la sœur de Kullervo.
« Kullervo » op.7 de Jean Sibelius