Marie-France Castarède, professeur de psychopathologie à l’université de Franche-Comté, est également psychanalyste. Elle rejoint le Chœur de l’Orchestre de Paris à sa création par Daniel Barenboïm en 1976. La pratique du chant amateur, individuel et choral, l’a conduite à des recherches universitaires sur des thèmes musicaux – la voix, la leçon de chant, l’enveloppe vocale maternelle, les interactions sonores mère-bébé, le chœur, l’illusion chorale, le rapport au chef de chœur et au chef d’orchestre, l’opéra – dont elle approfondit les implications psychologiques et psychanalytiques à travers une thèse de doctorat d’état, sous la direction du professeur Didier Anzieu.
Elle a publié plusieurs ouvrages: « La voix et ses sortilèges », Paris, Belles Lettres, collection « Confluents psychanalytiques » (1987, 2002-5e édition) « Le miroir sonore », Césura Lyon Edition, collection « Psychanalyse » (1989) « Les vocalises de la passion, Psychanalyse de l’opéra », Paris, Armand Colin, collection « Psychologie » (2002) « L’indispensable de la culture musicale », Paris, Studyrama (2004) « Au commencement était la voix », Actes d’un colloque qui s’est tenu à Besançon en novembre 2003 avec des contributions sur la poésie (Henri Meschonnic), le théâtre (Robert Abirached), la psychanalyse (André Green, Anne Denis, etc.), Ramonville-Saint-Agne, Erès (2005) « La musique et le chant », article sur Claudel et Honneger, Boulez et Mallarmé), « La voix de la maman et de son bébé » (Bernard Golse, Colwyn Trevarthen), « L’autisme et les problèmes de la voix », etc.
Entretien avec Arthur Oldham (A.O.) publié par Marie-France Castarède (M.-F.C.) dans son ouvrage « Le miroir sonore », Césura Lyon Edition, Collection « Psychanalyse » (1989) M.-F.C.: Le chœur, je le pense du plus profond de moi-même, a été une expérience formidable pour chacun d’entre nous, d’une manière différente, mais formidable. J’aimerais, à ce propos, vous poser une question. Est-ce qu’il vous est possible de dire comment la vocation de chef de chœur vous est venue, parce que c’est quelque chose d’extrêmement original d’avoir une telle vocation et de faire chanter des amateurs en grand groupe ? Est-ce que vous vous souvenez du jour où vous vous êtes dit : « J’aimerais faire ça » ?
A.O.: Oui, ça je peux le dire très facilement : j’avais 19 ans ; j’étais étudiant au Royal Collège de Musique à Londres. Je n’étais pas très content de l’enseignement de composition et je me suis présenté à Benjamin Britten pour étudier avec lui en privé, en dehors du collège, et il a accepté. Je suis devenu son seul élève. Il avait écrit la musique pour une pièce de théâtre de son ami, Ronald Duncan, (l’auteur du livret : Le viol de Lucrèce). Mais il avait besoin d’un chœur pour chanter. Je n’avais jamais dirigé de chorale avant. Finalement, cela a été une grande réussite et cela a tenu l’affiche trois ans à Londres. Mais, au début, c’était dans un tout petit théâtre de 250 places avec un budget de presque rien. Etant l’élève et l’ami de Britten, il m’a dit : « Est-ce que vous pouvez trouver un groupe de chanteurs parmi vos étudiants, au collège de musique, pour constituer le chœur qui pourrait chanter, hors scène, la musique que j’ai écrite ? ». J’ai demandé à quelques étudiants et j’ai aussi recruté deux soldats ; c’était juste après la guerre, en 46 ces deux soldats américains chantaient bien. J’ai créé un petit chœur avec une vingtaine de chanteurs peut-être, et j’ai commencé à travailler. Je me suis rendu compte très vite que c’était très facile pour moi : j’adorais travailler avec eux et je suis arrivé à former un très bon chœur, un excellent chœur.
Britten était ravi, le public était ravi. Beaucoup d’entre eux sont devenus des grands noms dans la musique vocale. J’avais beaucoup de chance parce que la plupart de mes choristes avaient beaucoup de talent.
Mais il y avait une grande chose qui me manquait à 19 ans : j’étais un garçon très complexé, très perturbé à cause de la perte de mes parents, très jeune. Mes deux parents sont morts quand j’avais 14 ans. J’étais seul au monde et très agressif. J’avais de très mauvais rapports avec les gens. Alors, malgré ma réussite musicale dans le chœur, mes relations personnelles étaient effroyables. J’étais à la fois admiré et détesté par les choristes et c’était entièrement de ma faute parce que j’étais toujours, comme je suis aujourd’hui, perfectionniste, mais je ne savais pas arriver au bon résultat avec des moyens plus doux ; j’exigeais, sans compréhension, sans tenir compte du facteur humain.
Bien sûr, on était heureux dans le chœur ; pour moi, c’était surtout une révélation car le travail choral me venait très naturellement. Je n’ai jamais pris une leçon de direction de chœur, jamais. Britten m’a demandé un jour de faire un chœur, je l’ai fait. Ce fut une grande réussite, mais en même temps je ne pouvais pas continuer à travailler comme cela parce que ma personnalité ne convenait pas.
On a continué un peu et puis le chœur a été repris par un monsieur beaucoup plus âgé que moi, qui avait un orchestre et qui, du coup, a invité les choristes à devenir professionnels. Je suis arrivé à une répétition un jour ; ils m’ont annoncé qu’ils m’avaient quitté et qu’ils travaillaient pour l’autre monsieur. C’était la fin…
M.-F.C.: Cela a dû être terrible !
A.O.: Oui, mais après, dans ma vie, j’ai eu beaucoup de crises personnelles, de graves crises nerveuses. J’ai dû travailler avec beaucoup de gens différents, surtout des gens très humbles et cela m’a apporté énormément sur le plan humain. Quand j’ai recommencé à travailler avec des chœurs, vingt ans plus tard, j’étais, disons, un homme différent et j’ai réussi à cultiver ce don, on doit appeler cela un don, car c’est évidemment un don de la musique et des voix : l’amour des voix était toujours là, mais j’avais appris à travailler plus gentiment avec les gens. Cette fois-ci, non seulement, ils admiraient ce que je faisais, mais ils commençaient à m’aimer. C’est beaucoup plus facile de travailler quand on est respecté et aimé que lorsqu’on est respecté et détesté. Voilà, c’est comme cela que j’ai démarré.
M.-F.C.: Au fond, il s’est écoulé, vous m’avez dit, presque vingt ans entre le moment où vous avez eu ce petit chœur et le vrai début de votre carrière de chef de chœur.
A.O.: Oui, parce qu’ensuite j’ai été en convalescence après une très grave crise nerveuse. Je n’ai plus touché à la musique, je n’ai rien fait dans la musique ; j’étais incapable pendant deux ans ; j’étais tellement perturbé dans ma tête, je travaillais, je nettoyais les studios pour la radio de Londres. Je gagnais 70 francs par semaine et c’était très bon pour moi parce que je travaillais avec des gens très humbles qui m’ont apporté beaucoup et puis peu à peu les choses commençaient à s’arranger dans ma tête ; j’ai formé un tout petit chœur, je suis devenu catholique, ce qui a complètement changé ma vie, catholique par choix.
M.-F.C.: Alors que vous étiez d’une famille anglicane ?
A.O.: Tout à fait. Il y avait un merveilleux prêtre qui s’occupait du personnel à la radio et qui m’a demandé de créer un petit chœur pour chanter des hymnes dans ses programmes religieux. Alors, je l’ai fait, j’ai trouvé que peu à peu la musique revenait ; j’étais plus calme dans mon esprit ; j’étais capable de reprendre la musique et un beau jour, je suis allé voir ce merveilleux prêtre, qui est resté un ami jusqu’à la fin de sa vie, après être devenu un très grand évêque, chargé de toutes les communications dans le monde pour le Vatican. Je suis allé le voir, en lui disant : « Mon Père, je pense que je suis prêt pour reprendre mon métier ; je ne sais pas exactement ce que je veux faire, mais je veux revenir à la musique ».
Il m’a répondu : « Quel hasard, car j’avais l’évêque d’Edimbourg ici ce matin qui cherchait un chef de chœur. Est-ce que vous êtes prêt à poser votre candidature ? ».
J’ai dit : « Absolument, oui ». J’étais candidat parmi dix autres personnes et ils m’ont donné le job.
Tout a commencé ainsi car j’avais le chœur des garçons, des enfants de familles ordinaires, des garçons de n’importe quelle école publique et des hommes qui étaient là, des enseignants, en tout une douzaine d’hommes et vingt-quatre garçons.
M.-F.C.: Pas de femmes ?
A.O.: Non, non, c’était le chœur classique de la cathédrale catholique d’Edimbourg. On a fait toute la liturgie, découverte qui m’a fait énormément de plaisir, et j’ai introduit beaucoup de nouvelle musique dans le répertoire, surtout Palestrina, Monteverdi, Schubert, de la polyphonie classique et du plain-chant. J’ai assuré toutes les grandes cérémonies de la semaine de Pâques et j’ai fait cela pendant, je ne me souviens plus, vingt ans, je crois.
Mon chœur de garçons, en particulier, est devenu très célèbre. J’ai trouvé que j’avais un don pour faire une certaine espèce de son avec les garçons, pas le son classique anglais de King’s Collège mais plutôt le son européen avec une voix de poitrine. J’ai fait des expériences avec eux et finalement je suis arrivé au son que je voulais pour cette espèce de musique, surtout pour la musique espagnole de Victoria. Il n’y avait pas d’autres occasions en Ecosse d’écouter ce répertoire, et peu à peu les étudiants à l’université étaient envoyés par leur professeur pour écouter cette musique dans notre cathédrale.
On avait pas mal de retransmissions à la radio et l’on a fait plusieurs tournées. Le plus important, c’était le moment du festival d’Edimbourg. Chaque fois qu’on voulait un chœur de garçons, on demandait mon chœur de la cathédrale et je commençais à travailler avec les grands chefs et les grands orchestres de l’étranger et de Londres. Puis je fus extrêmement étonné quand, après quelques années, je reçus un coup de téléphone très tard la nuit. Le directeur du festival, peu satisfait de son chœur existant, voulait que je crée un grand chœur, pour chanter la 8ème symphonie de Mahler l’année suivante.
Je n’avais jamais créé un grand chœur dans ma vie, mais j’ai dit oui tout de suite. J’ai dit oui tout de suite, parce que j’étais – je suis toujours – très croyant, et quand les choses arrivent comme cela et qu’on ne les demande pas soi-même, c’est l’indication pour moi que Dieu vous a choisi pour le faire et il ne faut pas dire non ; s’il vous a choisi, il va vous aider.
J’ai créé cet énorme chœur de 240 personnes qui existe toujours, qui vient de célébrer son vingtième anniversaire et ce fut une grande réussite, la 8e de Mahler. On a dû refaire des représentations l’année suivante, parce qu’il y avait tellement de monde qui voulait écouter le nouveau chœur et on a créé ensuite toutes les grandes œuvres chorales. L’autre chœur ne faisait plus rien dans le festival ; c’est le nouveau chœur qui a pris sa place et j’ai commencé à travailler avec tous les grands chefs du monde, Karajan, Giulini, Abbado, tous étaient très contents. Puis, on m’a demandé de devenir le chef de chœur de l’opéra en Ecosse qui était à ses débuts et en plein développement. J’ai fait cela en même temps. Et puis le London Symphony Orchestra m’a demandé d’aller à Londres. A un moment donné, j’avais les quatre chœurs : Edimbourg Festival, London Symphony, Scottish Opera et la Cathédrale. Finalement, c’est devenu trop ; je ne pouvais pas tout assumer, j’ai dû abandonner le chœur de la cathédrale, malheureusement, car j’étais très heureux là. J’ai continué avec les autres groupes et puis c’est Barenboïm qui a écouté mon chœur en Ecosse et qui m’a invité à venir ici…
Je n’ai aucune formation de chef de chœur. J’ai une formation complète pour la composition et le piano, mais c’est par hasard que j’ai commencé à diriger un chœur.
M.-F.C.: Quand vous étiez petit garçon, est-ce que vous vous souvenez que vous aimiez chanter, que vous faisiez chanter les autres, d’autres enfants…
A.O.: Je n’ai pas du tout fait chanter les autres, mais il y a une chose qui a beaucoup joué sur le plan psychologique. Quand j’étais enfant, j’avais une merveilleuse voix de garçon soprano ; j’étais dans le chœur de mon église anglicane et je chantais tous les grands solos. C’est seulement après la mort de ma mère que j’ai appris qu’on lui avait proposé pour moi une bourse de chanteur à Southwark Cathedral qui m’aurait donné une complète formation sur le plan musical. Mais elle ne voulait absolument pas que je devienne musicien ; elle ne me l’a jamais dit ; c’est seulement après sa mort, quand ma voix avait mué, que j’ai appris qu’on m’avait proposé cela. Et parce qu’on était très pauvre dans la famille (elle avait un tout petit bistrot pour les ouvriers), je n’avais même pas de leçons de musique. C’est un monsieur très compétent dans le chœur à l’église qui est venu voir ma mère quand j’avais douze ans : « Votre fils est très doué pour la musique ; sa voix est merveilleuse mais quand elle va muer, il est probable qu’elle ne le restera pas. Or la musique est extrêmement importante pour lui, cela va lui manquer, est-ce que je peux lui apprendre le piano, ».
Déjà je jouais du piano ; j’avais appris à lire la musique tout seul. Il y avait un piano à la maison, mais je n’avais jamais pris de leçons. Autrement, j’aurais été un meilleur pianiste, mais j’ai vraiment commencé à douze ans. Ce monsieur a été merveilleux ; il m’a donné des leçons gratuites. Au moment de la guerre, quand il a été obligé d’aller à l’armée, le professeur de musique de mon école a continué les leçons jusqu’à ce que j’obtienne une bourse pour le collège de musique. Tout le monde m’a aidé…
J’avais cette très belle voix, comme garçon : je chantais tout le temps dans la rue ; le chant pour moi c’était la vie ; ce fut une grande déception quand ma voix a mué. Très souvent, on a une belle voix de garçon et une moins belle voix d’homme : c’est cela qui s’est passé. Je souffrais de ne plus être capable de chanter pour mon plaisir, pour le plaisir des autres et je crois vraiment que, quand Britten m’a demandé à dix-neuf ans de former un chœur, j’ai un peu retrouvé ma voix par les autres.
M.-F.C.: Par les autres, oui, cela je comprends très bien
A.O.: Maintenant je considère toujours que je chante avec mes chœurs.
M.-F.C.: Mais, y avait-il des dons dans votre famille, Arthur ?
A.O.: Du côté de ma mère, non pas vraiment ; elle était hollandaise et jouait très mal du piano ; elle avait toujours son pied sur la pédale sans arrêt ; c’était assez effroyable, mais moi je ne connaissais rien de la musique, j’adorais ce qu’elle faisait ; mais il paraît que mon père, qui était assez âgé quand je suis né (il avait plus de soixante ans et une terrible arthrite dans les mains), était un très bon musicien quand il était jeune. Il jouait très bien du piano ; il était un homme très cultivé, journaliste, il écrivait des articles sur la musique pour le Times Newspaper et d’autres journaux. Il a aussi écrit des pièces de théâtre. Je ne l’ai connu qu’âgé. C’était au temps du chômage en Angleterre dans les années 30 ; il ne travaillait plus, il avait perdu son métier et c’était une triste fin pour lui.
M.-F.C.: Maintenant, quelle joie éprouvez-vous quand vous dirigez tous ces choristes que vous écoutez chanter ?
A.O.: Il y a le côté musical pour moi qui est tellement facile ; cela c’est le métier, je sais que j’ai le métier ; j’ai toute la formation nécessaire pour aller au fond des partitions. Le côté qui me fait le plus plaisir, c’est le côté humain, car si on est trop faible avec le chœur d’amateurs, ce que j’ai choisi de diriger après avoir travaillé aussi avec des chœurs professionnels pendant des années, on ne réussit pas. Pour réussir, avec mon amour pour la musique, il faut le communiquer ainsi que mon amour pour eux et recevoir en retour leur amour pour vous. Si l’on n’est pas assez sévère, on n’arrive pas à de bons résultats. Si l’on est trop sévère, ils s’en vont : on peut les perdre d’un jour à l’autre. Alors, il faut trouver un équilibre : cela c’est le côté humain. Maintenant, quand je regarde la vie que j’ai menée, toutes les crises par lesquelles je suis passé nerveusement, humainement, obligé de travailler à tous les niveaux de la société, très pauvre, exposé aux risques, je ne fais aucune distinction de classe en moi-même : je vois tous les gens égaux, comme le genre humain et je suis absolument sûr que j’étais préparé toute ma vie à faire le métier que je fais en ce moment ; si je n’étais pas passé par tous ces états, je n’aurais pas pu faire ce que je fais actuellement.
M.-F.C.: Oui, je comprends et pour vous c’est une famille spirituelle, le chœur, c’est-à-dire que les gens sont comme ils sont devant Dieu, égaux ; ils s’aiment les uns les autres ; ils aiment la musique ; ils vous aiment aussi tout en vous respectant, c’est un peu cela cette image d’une grande famille spirituelle.
A.O.: Oui, absolument, c’est une grande famille. C’est une des choses que j’aime énormément : je ne suis pas une bête politique du tout, mais pour moi, c’est le vrai socialisme, la vraie démocratie : dans un chœur, ça ne compte pas du tout si vous avez un gros salaire, si vous avez une grosse situation : les gens qui brillent dans un chœur sont les meilleurs musiciens. Il existe la possibilité de retrouver son estime personnelle en chantant dans un chœur, parce que l’on est doué pour la musique. C’est par le don et le travail qu’on avance dans le chœur et l’on est respecté par ses collègues, pas à cause du fric : cela est une très bonne chose.
M.-F.C.: Alors pour vous quelle est la différence ? Vous n’auriez pas aimé diriger un chœur professionnel….
A.O.: J’ai eu un chœur professionnel pour l’opéra en Ecosse pendant dix ans. J’aimais beaucoup cela ; j’ai eu de très bons résultats, mais peut-être suis-je trop humain pour me sentir obligé de dire : « Non, si vous ne faites pas votre boulot, je ne renouvelle pas votre contrat. Vous êtes viré ». Ce n’est pas que je ne veux pas virer des gens s’ils sont paresseux, mais je n’aime pas cette attitude, cela ne m’aide pas à obtenir le meilleur d’eux. Souvent, dans un chœur professionnel, le choriste prend le boulot à cause de l’argent. Dans un chœur d’amateurs, il n’y a aucun remboursement sauf le plaisir de la musique et cela se communique dans les concerts et les représentations. Ils font des sacrifices énormes pour venir au chœur et pour répéter semaine après semaine, nuit après nuit ; il y a des gens qui se lèvent à 6 heures le matin, qui arrivent pour la répétition à 7 heures le soir et pour le concert à 9 heures, comme hier soir, presque sans manger ; plus on se sacrifie pour une chose dans la vie, plus beau est le résultat. Cela on ne peut pas l’avoir avec des professionnels parce qu’ils ont des syndicats ; ils ont des heures de travail et quand la répétition est finie, ils regardent la montre et disent : « Maître, c’est la fin de la répétition » ; on est obligé d’arrêter. Ici évidemment, j’essaie de garder les heures prévues, mais je sais très bien que si je demande une demi-heure de plus, ils vont me la donner ; ils vont me la donner parce qu’ils veulent arriver à un bon résultat. Leur plaisir est de bien chanter et cela les mène à une musique extraordinaire ; c’est pour cela que j’ai carrément choisi de passer ma vie avec des amateurs. Il y a évidemment des problèmes ; avec un chœur professionnel, vous êtes sûr, si vous avez un chœur de soixante personnes, qu’ils sont là pour chaque répétition ; on travaille beaucoup plus vite, pas au niveau du déchiffrage nécessaire, mais parce qu’ils sont toujours là. Il ne manque jamais des gens qui gênent les autres mais cela il faut l’accepter avec les choeurs amateurs et prévoir plus de répétitions.
M.-F.C.: Il y a plus d’avantages que d’inconvénients : c’est ce que vous pensez ?
A.O.: Oui, oui. L’avantage c’est le résultat final pour une meilleure musique.
M.-F.C.: Vous avez toujours été dans la musique classique ; vous avez fait de la composition vous-même ; vous avez très bien connu Britten. Est-ce que vous imaginez que vous auriez pu diriger un chœur de jazz ou un chœur de rock and roll ?
A.O.: Pour moi, il y a deux sortes de musiques, la bonne musique et la mauvaise musique…
Il y a beaucoup de jazz que je suis en train de découvrir juste maintenant à l’âge de 60 ans, ce qui m’intéresse énormément. Je n’ai jamais abordé cette musique avant tandis que dans le rock and roll, il y a tellement de mauvaise musique, cela manque d’invention, c’est un simple bruit qui ne m’intéresse pas ; moi je connais assez la musique pour être juge moi-même de ce qui est bon. Comédies musicales, opérettes, il y a de merveilleuses partitions, comme West Side Story de Bernstein. J’admire profondément : ce sont des musiques bien faites. Pour moi, on ne peut pas dire que la partition classique soit meilleure ; c’est une autre musique, mais je les admire toutes les deux. En ce qui concerne les petits groupes de rock qui font un terrible bruit de guitare très amplifié et dont les paroles des chansons parlent des pires choses de la vie d’une manière répétitive, je ne leur trouve aucune invention, aucun vrai talent ; cela ne m’intéresse pas du tout.
M.-F.C.: Vous m’avez dit que vous étiez croyant, peut-être êtes-vous sensible à l’aspect spirituel de la musique qui élève ?
A.O.: Ah ! beaucoup, beaucoup.
M.-F.C.: Plus qu’à une musique agressive, sauvage !
A.O.: Oui, oui, je crois qu’on a pris un mauvais tournant dans la vie en ce moment. Il y a trop de gens qui ne croient plus dans le diable ; moi je crois profondément au diable. Je vois son influence partout dans le monde d’aujourd’hui et je crois à l’influence de Dieu : il faut choisir. Il y a beaucoup de musique pour moi qui est du côté du diable de même qu’il y a beaucoup de choses dans la vie qui sont du côté du diable dans nos caractères et nous sommes tous nés avec du bon et du mauvais. Il faut lutter contre le mauvais et cultiver le bon.
M.-F.C.: Je voudrais vous demander : un chœur français, puisque nous avons maintenant dix ans d’expérience avec vous, en quoi est-il différent d’un chœur écossais, d’un chœur anglais ?
A.O.: Un chœur français, c’est un chœur latin, et les chœurs latins ont tous à peu près les mêmes défauts et les mêmes avantages. C’est un peu comme les professionnels et les amateurs. Bon, on commence ; il faut accepter que les Latins n’ont pas une discipline naturelle ; tous les chefs disent la même chose. Il faut maîtriser, il faut établir une discipline et peut-être est-ce un avantage que je vienne d’un pays du nord où il y a une tradition chorale extrêmement disciplinée. L’indiscipline, c’est le désavantage, mais l’avantage, c’est que les Latins, et surtout les Français ici avec lesquels je travaille, ont un énorme tempérament. Ils ont l’esprit de soldats. Quand je prépare un concert, je n’ai jamais un concert avec le Chœur de l’Orchestre de Paris qui ne soit pas nettement meilleur que toutes les répétitions. Tandis qu’avec le chœur, par exemple celui que j’avais à Londres, il était extrêmement discipliné. A 7 heures et demie tout le monde était à sa place ; je n’avais qu’à chercher dans les couloirs les autres qui arrivaient en retard avec leur partition. Là tout ce que je faisais pendant les répétitions, ils le reproduisaient exactement pendant le concert, mais pas plus ; il y a un élément de plus avec les Latins au moment du concert parce qu’ils sont excités. Si l’on peut canaliser le tempérament latin, vous aurez toujours quelque chose de formidable. Le contraire se passait en Hollande : il fallait une injection de tempérament parfois, parce que la discipline était trop présente. C’est la grande différence entre les pays méditerranéens et les pays du nord, Allemagne, Angleterre ; Ecosse, non, car ils ont beaucoup de tempérament en Ecosse d’autant qu’il y a beaucoup de sang français : il y a la vieille alliance, et là ils ont plus de tempérament, plus même que les Anglais.
M.-F.C.: Arthur, est-ce que vous croyez en ce moment qu’il y a un renouveau du chant choral en France et même dans le monde ?
A.O.: Sûr, sûr, je ne peux pas parler pour tout le monde car il y a toujours eu une forte tradition qui n’a pas été cassée en Angleterre, en Hollande, en Allemagne : cela a été arrêté pendant la révolution en France et cela n’a jamais repris au niveau où cela devrait être. J’ai remarqué, dans les dernières années où j’ai été ici, que la force de l’exemple du chœur de l’Orchestre de Paris a montré ce que l’on peut faire avec des amateurs, qu’on peut arriver à un excellent niveau. Cela a encouragé beaucoup d’autres chorales en France ; c’est par l’exemple que cela s’est fait. Et je vois un renouvellement partout ; on commence à créer des chœurs régionaux ; c’est une excellente chose. En Angleterre, tous les grands orchestres dans nos régions sont liés à un grand chœur d’amateurs. Ce n’est pas encore arrivé en France, mais c’est en train de se faire et moi je voudrais bien me lier plus intensément à ce mouvement en France. J’adore la France ; j’ai toujours été très heureux ici et tout ce que je peux faire pour encourager ce mouvement choral, je le ferai volontiers, très volontiers.
M.-F.C.: Vous serez d’accord avec moi pour dire que c’est une formidable possibilité de contrepoids dans une société de chanter plutôt que de se quereller et de vivre toutes ces luttes que l’on connaît en politique, en économie et dans beaucoup de domaines…
A.O.: Je trouve que c’est quelque chose de très équilibrant pour les gens qui chantent dans les chœurs ; d’abord ils sont obligés de faire des sacrifices, ce qui est toujours une bonne chose dans la vie. Ils sont obligés de se soumettre à une discipline, de respecter les bonnes choses de la vie, surtout la musique qui est infinie. On ne peut jamais arriver au Parnasse, mais même si l’on n’y arrive jamais, c’est très bon pour le caractère. C’est excellent et moi je me pose souvent la question : qu’est-ce que ces gens feraient s’ils n’étaient pas à la répétition deux fois par semaine, qu’est-ce qu’ils feraient d’autre ; combien même, j’ose dire, combien de gens ont profité dans leur âme, ont même été sauvés de la drogue, de nuits inutiles devant leur télévision, de la boisson, de toutes choses, qui nous menacent dans la société d’aujourd’hui : c’est très sain, c’est très équilibrant : c’est le travail du bon Dieu, si tu veux, c’est le bon côté.
M.-F.C.: Ma dernière question : est-ce que vous avez un souvenir musical qui vous ait particulièrement frappé lorsque vous étiez petit ?
A.O.: Quand j’étais petit, non, parce que je n’ai jamais eu l’occasion d’écouter la musique ; j’étais obligé de le faire tout seul avec le piano qui était dans la maison. Comme je l’ai dit, je venais d’une famille très pauvre ; mon père était au chômage et on n’avait pas de possibilité d’écouter de la musique. C’est à l’âge de 14 ans, après la mort de ma mère, que mon professeur d’histoire m’a proposé de m’emmener à un concert, une « promenade concert » à Londres, et c’est la première fois de ma vie que j’ai écouté un orchestre, parce qu’il y avait très peu de radio, pas de concerts télévisés, quelques disques, mais on n’avait pas de disques chez nous ; c’est la première fois de ma vie que j’écoutais un orchestre et cela m’a ébloui ; j’étais bouche bée. J’ai eu beaucoup de chance avec les gens qui se sont aperçu que j’avais cette musique en moi, qui m’ont aidé ; ce n’était même pas un musicien, c’était un mélomane qui enseignait l’histoire à l’école, qui savait mon histoire, que j’étais sans parents et qui m’a proposé de m’emmener pour écouter un concert.
M.-F.C.: Je vous remercie Arthur. |