Des «Gurre-Lieder» d’anthologie

Si l’on se souvient généralement que 1913 fut l’année de la création du «Sacre du Printemps», on sait moins que les «Gurre-Lieder» d’Arnold Schönberg furent également créés cette même année au Musikverein à Vienne. Ce fut, contrairement au «Sacre», un immense succès public et le compositeur Frank Schreker était, ce 23 février 1913, au pupitre. Les occasions d’entendre les «Gurre-lieder» à Paris sont rares et certains d’entre vous se souviennent certainement de la mémorable interprétation de l’Orchestre de Paris et de son chœur, fondé quelques mois auparavant, en mars 1977 avec Zubin Mehta, Jessye Norman et Robert Tear. Mais pour entendre cette œuvre ces dernières années, il aura fallu faire le voyage de Berlin en 2001, de Strasbourg en 2006, Bruxelles en 2007 ou de Lucerne en 2010. Il faut dire que l’orchestre est impressionnant puisque requérant notamment dix percussionnistes, sept trombones et clarinettes, dix cors dont quatre tubens wagnériens, huit flûtes dont quatre piccolos et quatre harpes. Quant à la partie chorale, elle nécessite trois chœurs d’hommes à quatre voix et un chœur mixte à huit voix. De quoi rendre jaloux Berlioz, Mahler, Strauss ou Varèse…
En ce 25 juin à Pleyel, ces «Gurre-Lieder» furent exceptionnels à plus d’un titre. Donnés à Strasbourg il y quelques jours, cette série de représentations était en effet le couronnement de la collaboration de Marc Albrecht qui quitte maintenant l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg qu’il dirige depuis 2006 pour rejoindre les Pays-Bas. Ce choix, pour un chef de culture germanique qui a donné ses plus beaux succès dans les œuvres de Strauss, Korngold ou Wagner, n’était évidemment pas un hasard. La très haute qualité de sa direction, précise, fine, subtile et maîtrisant parfaitement les innombrables recoins de cette immense partition était un régal. Immense partition non seulement au sens symbolique mais également au sens premier car avec ses 48 portées elle dépasse largement du pupitre… L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, rejoint pour l’occasion par Luc Héry, premier violon du National, est, depuis longtemps un orchestre de région qui compte. Il fait preuve ici d’immenses qualités individuelles et collectives. La précision, la transparence, la qualité globale du son et les nuances toujours en situation rendaient pleinement justice à cette musique si riche et si finement orchestrée. Le rôle écrasant de Waldemar était tenu avec engagement et constance par Lance Ryan et celui de Tove par Ricarda Merbeth, remplaçant Christiane Iven initialement prévue, avec talent. Albert Dohmen et Arnold Bezuyen étaient moins convaincants, mais les placer au sein de cet immense orchestre n’était pas une bonne idée. Cette disposition n’a pas gêné Anna Larsson qui nous a donné un «Lied der Waldtaube» remarquablement projeté et d’une intensité morbide fascinante. Les chœurs de Brno n’ont pas démérité mais ont souffert d’un effectif insuffisant les mettant, de fait, trop souvent en retrait. L’accueil du public fut triomphal ce qui ne fût que justice pour une superbe interprétation de ce chef-d’œuvre absolu.

Gilles Lesur
Salle Pleyel, le 25 juin 2011, «Gurre-Lieder» pour cinq solistes, trois chœurs d’hommes à quatre voix, chœur mixte à huit voix, grand orchestre, sur un texte de Jens Peter Jacobsen. Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Ricarda Merbeth (Tove), Lance Ryan (Waldemar), Anne Larsson (la colombe des bois), Barbara Sukowa (la narratrice), Albert Dohmen (le paysan Bauer), Arnold Bezuyen (le bouffon Klaus), Czech Philarmonic Choir Brno (Petr Fiala, chef de chœur), Marc Albrecht, direction.