Claudio Abbado : un homme de c(h)oeur

Difficile d’écrire sur un tel homme, surtout lorsque d’autres l’ont fait ces jours-ci, parfois avec talent. Impossible toutefois sur ce site dédié à Arthur Oldham et présidé par Daniel Barenboïm, lié humainement et musicalement à Claudio Abbado depuis 50 ans, de ne pas évoquer l’immense Claudio Abbado dont le décès récent attriste tous les mélomanes et tous les musiciens.

Claudio Abbado et Arthur Oldham, qui se connaissaient depuis les années 70, s’appréciaient et aimaient à collaborer. Ils l’avaient fait à plusieurs reprises au Festival d’Edimbourg et aussi lorsqu’Arthur Oldham prépara les chœurs du «Scottish Opera» pour la «Cenerentola» réalisée au disque à Londres au début des années 1970, puis au London Symphony Orchestra dont Abbado fut directeur de 1979 à 1988, et bien entendu à Paris. Ainsi, le chœur de l’Orchestre de Paris à peine fondé depuis 2 ans, Arthur Oldham réussissait le prodigue de faire venir Claudio Abbado pour diriger Alexandre Newski. Ceux et celles qui y étaient s’en souviennent encore. Une lecture rapide en piano/chef avec de nombreux compliments à Arthur sur la préparation du chœur, deux brèves répétitions avec l’orchestre (Abbado n’aimait déjà pas le travail de répétition) et puis deux inoubliables concerts, la tête et le cœur dans les étoiles, en novembre 1978. Une fois Daniel Barenboïm parti de l’Orchestre de Paris, on ne reverra plus Abbado à sa tête. Il n’y eut donc malheureusement jamais d’autre concert avec le chœur de l’Orchestre de Paris. Il aurait pu en être autrement si le directeur général de l’Orchestre de Paris de l’époque n’avait empêché que le souhait de Claudio Abbado de faire venir à Berlin le chœur de l’Orchestre de Paris et son chef pour la soirée « Carmen » de la Saint Sylvestre 1997 se réalise.  Ce sabotage fit le bonheur d’Orfeón Donostiarra qui fut invité à leurs places !

Que dire sur Abbado qui n’ait déjà été dit ? Bien sûr, il était ce musicien exceptionnel au répertoire immense et qui dirigeait tout par cœur, y compris les opéras de Wagner. Il était cet  homme aux plus hautes responsabilités musicales à la Scala (1968-1986), au London Symphony Orchestra (1979-1987), à l’Opéra de Vienne (1986-1991) puis à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Berlin (1989-2002). A Berlin, arrivant après Karajan, il institue des rapports conviviaux avec les musiciens, il modernise le fonctionnement de l’orchestre, recrute de nouveaux musiciens, instaure le concert européen du premier mai, élargit le répertoire, invite Harnoncourt en 1990, Celibidache en 1992 (absent depuis 38 ans… Karajan refusant sa venue) et Carlos Kleiber en 1994. Il programme à Berlin des versions de concerts de Falstaff, Boris, Wozzeck, Lulu, Tristan, Khovantchina et du Voyage à Reims qui ont fait date. Et puis en 1999, il annonce qu’il quittera ce poste, le plus prestigieux de tous pour un chef, une première qui fera école puisque Simon Rattle, son successeur arrivé en 2002, a déjà annoncé qu’il partirait en 2018. Et Simon Rattle, en homme intelligent qu’il est a souhaité qu’Abbado revienne tous les ans diriger les Berliner Philharmoniker. Ceux qui n’aiment pas Rattle, disent alors que les plus beaux concerts de chaque saison à Berlin sont ceux dirigés par Abbado…

Abbado c’est ce chef à la fois très italien, notamment dans son amour de l’opéra, son rapport aux voix et par la lumière qui irradie de ses interprétations, mais aussi quelque part germanique de par sa formation à Vienne auprès de Hans Swarowsky, comme son ami et complice de longue date Zubin Mehta. A Vienne au milieu des années 50, Abbado et Mehta intègrent le « Wiener Singverein » et y chantent sous la direction d’Erich Kleiber, Bruno Walter ou Karl Böhm. Y a-t-il meilleur endroit pour observer et apprendre à diriger un chœur ? Claudio Abbado sera toujours un maître dans cet exercice offrant sans compter ces magnifiques sourires, tellement siens, aux chanteurs avant chacune de leur entrée et qui leur donnaient des ailes.

Claudio Abbado c’est donc, double culture oblige, cet amour de Verdi et Rossini mais aussi de Brahms, Beethoven, Wagner, Mahler et Bruckner sans oublier Debussy (qui avait déclenché sa vocation), Ravel, Berlioz et la musique contemporaine de Nono à Berio, en passant par Stockhausen et Boulez. Abbado c’est aussi des amitiés fortes avec Alfred Brendel, Rudolf Serkin, Maurizio Pollini, Bryn Terfel, Mario Joao Pires et bien entendu la tant aimée Marta Argerich mais aussi avec Bruno Ganz et Renzo Piano. Abbado, c’est aussi un homme cultivé qui réfléchissait aux rapports entre les œuvres (La Mer et la Résurrection en un même concert, qui d’autre a osé ?) et aimait à élaborer des programmations dans la durée, telle la quasi-intégrale de Mahler à Lucerne (même si, regret éternel, manque la Huitième, pourtant programmée puis annulée et avec laquelle Abbado avait des relations complexes !). Abbado, c’était aussi une sensibilité de gauche et la volonté d’offrir la musique à ceux qui n’y avaient pas accès en allant jouer dans les usines, prisons et universités avec son ami et complice de toujours Maurizio Pollini. C’était aussi, à la toute fin de sa vie, la reconnaissance suprême, bien que tardive, de la République Italienne avec le titre de sénateur à vie. Mais Abbado fait immédiatement savoir que les émoluments de cette fonction iront à une école de musique près de Florence.

Il y avait aussi cette volonté de créer des orchestres, notamment mais pas exclusivement de jeunes (Orchestre des Jeunes de la Communauté Européenne, Orchestre de chambre d’Europe, Mahler Chamber Orchestra, Orchestre du Festival de Lucerne, Orchestre Mozart de Bologne). Claudio Abbado aimait travailler avec les jeunes plus motivés et plus flexibles que des musiciens professionnels trop souvent installés dans leur routine. Bien avant d’autres, il avait compris que l’avenir de la musique classique était dans les jeunes. On se souvient que son passage à l’Opéra de Paris avait créé quelques tensions qui l’avait éloigné de cette scène après cet inoubliable Simon Boccanegra d’octobre 1978 mis en scène par Giorgio Strehler. De même, la rigidité du fonctionnement de l’Opéra de Vienne l’avait fait renoncer à ce poste, malgré la création spécialement pour lui en 1987 de la fonction de «Generalmusikdirektor» que ni Mahler ni même Karajan n’avait occupée. A Vienne, il crée en 1988 le festival « Wien Modern » qui existe toujours. Claudio Abbado était donc un bâtisseur. Sa passion pour la transmission avait fait de lui un inconditionnel d’El Sistema et il a aidé Gustavo Dudamel et d’autres jeunes chefs issus de ce vivier au début de leur carrière. Ce même Gustavo Dudamel qui a décidé, dans un geste noble et généreux, de dédier le Requiem de Berlioz qu’il vient de diriger à Notre Dame à la mémoire de Claudio Abbado.

Il y aurait tant d’autres choses à dire, bien entendu qu’il va nous manquer et que sans aucun doute il était le plus universellement aimé des chefs, aimé du public comme des musiciens, un signe qui ne trompe pas. Claudio Abbado aura marqué son temps, car il laisse à tous d’incroyables et puissantes émotions à jamais imprimées dans les cœurs. Il y avait aussi ces longs silences à la fin de ses concerts, qui lui étaient nécessaires pour revenir sur terre.

Pour terminer comment ne pas évoquer quelques CD pour l’île déserte ? Il y aurait la Carmen avec une Teresa Berganza au sommet et un LSO miraculeux, une «Cenerentola» avec une Berganza, pétillante comme du champagne, le «Faust» de Schumann avec un Bryn Terfel de rêve, les symphonies de Mendelssohn avec le LSO, une vraie merveille, la première version du «Voyage à Reims» d’une jubilation absolue et plus réussie que la seconde version réalisée quelques années plus tard, les concertos de Prokofiev avec Marta Argerich, «Simon Boccanegra» avec Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, un « Macbeth » tout aussi exceptionnel avec Shirley Verrett et Placido Domingo,  « Boris Godounov » dans sa version originale, le «Requiem» de Verdi à Berlin en 2001, dirigé par un Abbado malade mais tellement inspiré, et bien entendu la «Résurrection» de 2003 à Lucerne. Ces deux derniers concerts existent en DVD ce qui permet de profiter pleinement de l’extraordinaire direction d’Abbado.

A propos de Karajan et de Bernstein, Christa Ludwig a cette jolie formule « Karajan on l’admirait, Bernstein on l’aimait ». En la paraphrasant on aurait envie de dire, « Claudio on l’admirait et on l’aimait ».

Grazie mille Claudio !

 Gilles Lesur