Ciel, ma Damnation…à l’Opéra ! II

“J’enchanterai tes yeux et tes oreilles” annonce Méphisto. C’est aussi ce qui nous est promis à l’opéra.
Côté oreilles, cette “Damnation de Faust” nous en donne pour notre argent. La critique porte aux nues Faust-Jonas Kaufmann. Pour la représentation à laquelle j’ai assisté, Bryan Hymel qui a pris le relais s’en tire mieux que bien, sans toutefois le timbre merveilleux, la vaste palette ni le charme irrésistible du munichois. Mephistophelès-BrynTerfel et Marguerite-Sophie Koch sont au plus haut niveau. L’orchestre et la direction de Philippe Jordan, par contre, m’ont laissé un tantinet en deçà de mes espérances. Pas assez brillant, pas assez poétique, pas assez fantasque, pas assez romantique, pas assez berliozien donc. La Marche martiale paraîtrait presque mollassonne. Les si beaux solos d’instruments (dans les deux airs de Margarita en particulier) restent volontairement en retrait au lieu de se placer à l’égal du chant. La course à l’abîme: bof, on a du mal à y croire, la faute à la mise en scène, aussi. Quant au chœur, l’intonation des pupitres aigus fléchit dans quelques rares passages et la fusion variable des voix laisse parfois passer des timbres vieillissants. Le chœur est un peu à la traîne dans un passage rapide. Est-il possible que de grands professionnels dans un lieu si prestigieux n’assurent pas une prestation parfaite? Bon, pas de quoi en faire une colère lyrique quand même. L’ensemble conserve de la gueule.

Mettre en scène « la Damnation de Faust » a toujours été compliqué, mais nettement moins avec les moyens modernes, à condition de s’en servir intelligemment comme dans la précédente production à l’opéra de Paris de Robert Lepage. Quand une mise en scène est une réussite exceptionnelle, pourquoi ne pas la reprendre très longtemps (comme le Faust de Gounod par Lavelli ou les Noces de Figaro de Strehler) plutôt que de faire, par principe, du neuf (qui va coûter encore plus cher).
D’autre part, il n’y a pas de honte, si l’on n’est pas spécialement inspiré, à régler dans un décor simple une régie sobre qui laisse l’œuvre parler d’elle-même. C’est mieux que de faire n’importe quoi. Certains directeurs d’opéra et metteurs en scène ont la manie immature de rechercher les huées du public plutôt que de servir les œuvres avec un peu de modestie. Imaginerait-on un chef d’orchestre décréter : “Ce Te Deum en ré majeur est un peu trop clinquant à mon goût, je le transpose en do”? L’œuvre est comme elle est : à prendre ou à laisser, mais à respecter.
Et puis faut-il absolument ramener toute œuvre à notre époque et nos problèmes? Laissez-nous donc un peu rêver, quoi! Laissez-nous, de temps en temps, le charme suranné du souper aux chandelles. Faut-il aussi toujours faire laid, déprimé et incompréhensible au commun des mortels, pour paraître moderne et intello? Tendance lourde et déjà ancienne de l’art contemporain : pourvu que ça passe vite, comme toutes les modes! Donner un sens contemporain à l’œuvre est une intention louable. Mais une idée, même excellente, ne suffit pas à faire une mise en scène. Certains pourraient y songer avant de défigurer l’œuvre d’autrui pour la plier à leurs élucubrations (on se souvient de la Flûte enchantée, massacrée à coups de matelas géants) : s’il faut tordre le chef d’œuvre en tous sens pour y plaquer son idée personnelle, c’est que l’idée est à côté de la plaque, qu’elle relève de l’analyse ou du commentaire, mais pas de la création artistique. Heureusement, tel n’est pas le cas de la présente production pourtant flinguée par la critique et huée aux premières représentations.
Acceptons d’être surpris, dérangés dans nos certitudes, voire déconcertés par un regard nouveau, pourvu qu’il soit intelligent, sur une œuvre familière. Au cas particulier, l’idée initiale du metteur en scène, Alvis Hermanis, me séduisait. Créée il y a près de 170 ans, avec épée au côté et plume au chapeau, “La Damnation” est ici transposée à un futur proche. Qualifié de Faust du XXIe siècle, Stephen Hawking dans son fauteuil roulant annonce avec sa voix de synthèse que la survie de l’espèce humaine dépend de la colonisation de la planète Mars. L’introduction, sans musique, est lourdement démonstrative pour installer ce parti-pris.
Hélas, la suite peine à tenir les promesses de l’idée initiale. Le résultat n’est pas honteux, mais pas non plus une réussite exceptionnelle. De beaux moments, des idées intéressantes, des images marquantes… Quelquefois, on se demande quel rapport entre les vidéos et ce qui se passe sur scène : tiens, des baleines! puis des spermatozoïdes cherchant fortune! Bref, cette production cherche à voler haut comme l’œuvre de Berlioz mais ne décolle que laborieusement. Pour autant, pas de quoi refaire une bataille d’Hernani.
A part chanter, Faust et Marguerite paraissent ne pas trop savoir quoi faire : des chanteurs d’opéra abandonnés à eux-mêmes… quelques pas d’un côté, puis de l’autre, la main sur le cœur, les bras qui se tendent… Je vérifie dans mon programme : la direction d’acteurs a été assurée par Mireille Mathieu? Non. Pourtant je l’aurais juré. Le grand metteur en scène n’est pas celui qui manipule plus de cent protagonistes dans des décors ambitieux, c’est celui qui, avec seulement deux personnages, fait oublier que le plateau est vide. A cette aune, Alvis Hermanis n’a pas fait ses preuves, pour cette fois.

Les chorégraphies sont meublantes, un peu nigaudes. On peut se rincer l’œil de ces jolis corps dénudés et lascifs, offerts en cages de verre : c’est déjà ça de pris! L’apothéose chante la montée au ciel de Margarita mais c’est Stephen Hawking (Dominique Mercy, un orphelin de Pina Bausch) qui retrouve miraculeusement la mobilité, porté par des danseurs, comme en apesanteur : un moment de grâce. Il était temps. On en a les larmes aux yeux.

Malgré quelques huées, qui auraient probablement été plus nourries si le metteur en scène s’était montré, la production remporte un succès. Aux saluts, on offre des bouquets à deux choristes placés de chaque côté du chef de chœur et on les fait saluer seuls sous les vivats des autres et de tout le plateau, solistes et chef d’orchestre inclus, qui les congratule : on devine qu’ils tirent leur révérence avec cette dernière représentation. C’est plein d’émotion et de chaleur. Une fois le rideau retombé, on entend le plateau résonner de nouvelles acclamations, entre artistes.

Berlioz fut longtemps à l’honneur pour l’Orchestre de Paris et son Chœur, avec en particulier cette “Damnation”. Il semble que la programmation l’ait depuis un bon bout de temps oublié. Cela valait peut-être mieux : n’est pas chef berliozien qui veut, mais justement l’Orchestre de Paris change bientôt de direction musicale. Tous les espoirs sont maintenant permis.

Jean François Cerezo, 30/12/2015