A Berlin, se damner pour une Passion, ou se passionner pour une Damnation…

Je vous parle d’un temps que les moins de 25 ans au Chœur de l’Orchestre de Paris ne peuvent pas connaître… Les 16 et 17 avril 1989, Arthur Oldham nous avait emmenés jusqu’à cette consécration : nous les petits amateurs, les obscurs, les sans-grades, invités à chanter « La Damnation de Faust » avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, dans sa salle prestigieuse, tout près du rempart qui coupait encore en deux cette cité et sous la direction de Daniel Barenboïm. Revenant pour la première fois à Berlin un quart de siècle après, que vois-je à l’affiche du Deutsche Oper ? Cette même œuvre : impossible de ne pas y aller.

La Damnation est à peine un opéra, plutôt une gageure pour un metteur en scène avec ses changements de lieux, de styles et d’ambiances fréquents et radicaux. La belle régie de Christian Spuck (qui signe aussi les chorégraphies) rend justice à cette œuvre protéiforme dont elle fait ressortir tous les aspects -poétique, dramatique, lyrique, philosophique, humoristique, onirique, populaire…- tout en sachant trouver une unité de style qu’on croirait impossible. De la sobriété sans statisme, de belles images (le site du Deutsche Oper en montre quelques unes) sans tomber dans la facilité. Un large disque incliné occupe la majeure partie de la scène tournante, de façon à passer  rapidement (les transitions orchestrales étant très courtes) d’un vaste espace, pour les séquences qui le requièrent, à un lieu fermé pour les scènes intimes.

La seule petite réserve dans cette soirée serait la direction d’orchestre de Donald Runnicles, dépourvue du grain de folie berliozien, manquant un peu de feu. Trop sage, elle n’obtient pas pour autant un résultat toujours précis : dans les passages les plus épineux (le rêve de Faust, en particulier) apparaissaient quelques décalages persistants (rendez-vous non pas au point d’orgue mais au « Le lac étend ses flots », si vous voyez ce que je veux dire). Tiens, c’est donc difficile aussi pour les pros ?   

Le rôle de Faust, inchantable pour la plupart des ténors, exigeant une voix tantôt mozartienne, tantôt wagnérienne (autant demander à un golfeur de gagner un match de boxe), est tenu par Klaus Florian Vogt, presque aussi magnifique que dans Lohengrin. Il a le style et les moyens qui conviennent ; même sa prononciation du français est convenable, ce qui est déjà beaucoup. Le Méphisto de Samuel Youn, autre grand wagnérien, est impressionnant et adéquat. En revanche, pour la diction, il faudrait faire un peu mieux la prochaine fois. Ecouter Jules Bastin, par exemple. Clémentine Margain excelle en Marguerite sans réussir à me faire oublier notre extraordinaire Waltraud Meier.

Un pèlerinage à la Philharmonie s’imposait, le lendemain : Simon Rattle y dirigeait la Passion selon St Jean, à la tête de son orchestre, en effectif restreint auquel il adjoint un continuo baroque. Le plateau de solistes est bouleversant, en tout premier lieu Mark Pardmore, évangéliste consacré. Le Rundfunkchor de Berlin préparé par Simon Halsey est somptueux, et avec un effectif adéquat pour cette grande œuvre (on est loin – tant mieux !- de certaines interprétations baroqueuses intégristes avec un squelettique double quatuor en guise de chœur). C’est un de ces concerts miracles : tout semble parfait, pas une nuance qui me déplaise, pas un tempo qui me dérange, le tout porté par un style à la fois incandescent et retenu dont j’aime à croire qu’il aurait reçu l’approbation du sourcilleux Kantor. La direction de Rattle est tout amour : il porte et accompagne ses interprètes avec une magie et une simplicité confondantes. Peter Sellars a réalisé une sobre, intelligente et sensible mise en espace de l’ensemble, toute en économie de moyens, dans ce lieu qui ne se prête en rien à la mise en scène.

En sortant de cette soirée magique, j’ai fait un rêve : et si le chœur de l’Orchestre de Paris mettait bientôt à son répertoire une Passion de Bach…

Jean-François Cerezo