Les psaumes de Zemlinsky : une musique entre deux siècles
D’Alexandre von Zemlinsky, compositeur et chef d’orchestre autrichien né le 4 octobre 1871 à Vienne, on connaît surtout « La symphonie lyrique ». D’une famille multiculturelle typique de la Mitteleuropa de l’époque, formé en piano, contrepoint et composition dans sa ville natale, dès 1893, il rencontre Brahms, qui l’aide à publier ses premières œuvres, puis, en 1885, un employé de banque, également chef de chœur, dénommé Arnold Schönberg, dont il sera l’unique professeur. Ce dernier épousera en 1901 sa sœur Mathilde.
Zemlinsky, pédagogue recherché, comptera également parmi ses élèves Erich Korngold et une certaine Alma Schindler, un moment son amante mais qui deviendra plus tard Madame Mahler. Dans un premier temps, il dirige des opérettes viennoises, un répertoire qu’il n’apprécie guère. Son second opéra « Es war einmal » est créé par Mahler en 1900. En 1904, il devient un des chefs réguliers du Volksoper de Vienne puis fonde en 1910 avec Schönberg une société de musique contemporaine. De 1911 à 1927, il dirige le théâtre allemand de Prague et la création de sa « Symphonie lyrique » (1924) encore dans la lignée du « Chant de la Terre » de Mahler. Il y dirige aussi les œuvres de Stravinsky, Schœnberg (« Erwartung »), Webern et la première dans cette ville, de la huitième symphonie de Mahler. Ses assistants s’appellent alors Webern, Erich Kleiber ou Georges Szell. Il contribue à forger la tradition mahlérienne de la jeune philharmonie tchèque qu’il dirige régulièrement. Ses deux opéras « Une Tragédie florentine » et « le Nain » sont créés respectivement à Stuttgart en 1917 et à Cologne en 1922, le dernier, par Otto Klemperer. De 1927 à 1931, il rejoint comme chef associé Klemperer au Krolloper de Berlin et y donne quelques œuvres majeures de Weil, Dukas, Richard Strauss et Krenek. Il retourne ensuite à l’enseignement à la Musikhochschule de Berlin et redevient un chef invité très recherché. Quand les nazis prennent le pouvoir en 1933, il rejoint Vienne qu’il quittera en 1938 après l’Anschluss pour émigrer aux Etats-Unis dans l’Etat de New York. Zemlinsky mourra dans la misère à Larchmont dans l’état de New York en 1942. Sa dernière œuvre, l’opéra « Le roi Candaule » d’après Gide, achevé après sa mort par Anthony Beaumont, sera créée à Hambourg en 1966.
Zemlinsky a composé trois psaumes, le Psaume 83 (1900) qui ne fût créé qu’en 1987, le Psaume 23 op.14 écrit et créé en 1910 et le Psaume 13 op.24 (1935) créé en 1971. Le Psaume 83, écrit à la mort de son père, est une touchante musique possédant un vrai climat même si elle évoque, par moments, Brahms ou Wagner. La partie chorale dominée par les voix d’hommes est d’une écriture encore assez classique. Le Psaume 23, qui débute dans une joie extatique, évoque le Mahler de la « Symphonie des Mille » créée avec grand succès quelques mois auparavant à Munich puis annonce le Weil du Berliner Requiem (1928) dans la partie centrale. Le psaume 13, qui date de 1935, est considéré comme un chef d’œuvre de l’écriture chorale de la première partie du vingtième siècle. Résolument tourné vers cette période, il recèle notamment d’étonnants traits descendants de basson, des harmonies serrées, des passages à l’unisson quasi parlando plus proches de Schönberg que de Mahler. Tout un monde musical est ici en train de basculer même si Zemlinsky ne franchit pas la barrière de l’atonalité. Les paroles évoquent la situation politique «Jusques à quand seigneur devrais-je me tourmenter ?» comme le fera aussi en 1937 l’encyclique « Mit brennender Sorge ».
James Conlon enregistre depuis de très nombreuses années cette musique qu’il dirige partout dans le monde. Un certain Didier de Cottignies était directeur artistique chez Decca quand Riccardo Chailly a gravé deux des psaumes en 1996 à Berlin. On pourrait donc bientôt entendre à Paris au moins le Psaume 23, centenaire de la création oblige (10 décembre 1910)… Et ce ne sera pas difficile d’imaginer le reste du programme parmi les Berg, Schönberg, Weil, Krenek, Eisler, Webern, Mahler, Ullmann ou Korngold qui font de cette époque une inépuisable mine d’étonnantes musiques. Espérons pouvoir enfin entendre un jour cette étonnante et fort belle musique à Paris…
Gilles Lesur
Références discographiques
Intégrales des œuvres chorales de Zemlinsky, Isokoski, Urmana, Voigt, Schmidt, Volle, Albert, Chor des Städt Musikvereins zu Dusseldörf (Raimund Wipperman), Gürzenich Orchester, Köln Philharmonie, James Conlon, 2 CD EMI 2005. Ce coffret comprend « Frühlingsbegräbnis » (L’Enterrement du printemps ») une œuvre à la « Sehnsucht » – mélange de désir et de nostalgie – très prenante, cantate pour soprano, baryton chœur et orchestre composée sur un texte de Paul Heyse dans les années 1896-97, révisée en 1903 et créée par James Conlon en 1997. L’enregistrement de cette création figure dans ce double CD EMI.
Psaumes 83, 23 op.14 et 13 op.24, Drei Ballettstücke, Rundfunkchor Berlin (Robin Gritton, chef de chœur), Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, Karl Anton Rickenbacher, Koch Schwann 1999.
Psaumes 23 et 83, Die Seejungfrau (La Sirène), Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, Chœur Ernst Senff, Riccardo Chailly, Decca 1996 (Série « Entartete Musik »).