Une “Résurrection” à Vienne (II)

L’unique répétition générale a lieu en fin de matinée, le mercredi 16 décembre, le jour même du concert. Traînant peu avant dans une boutique de disques, j’y rencontre par hasard Johannes Prinz. Je lui explique que je recherche, pour les amis Viennois (Gilles et Bénédicte Dupré, ndlr) qui ont eu la gentillesse de me loger, “Das Buch mit sieben siegeln” par le Wiener Singverein sous la direction de Kristjan Järvi. Ne l’ayant pas trouvé dans le magasin, il me dit en souriant « Ils n’ont pas la version Järvi mais tu peux prendre celle de Welster-Möst, le chœur est bon ». Une réaction toute à l’image de l’homme qu’il est, simple, attentif et ouvert. Je l’informe de l’arrivée prochaine de Paavo Järvi comme directeur musical à Paris. Il n’est pas au courant. J’arrive au Musikverein. Echauffements et derniers réglages avant l’installation sur scène. Gérard, francophone qui me prend gentiment sous son aile depuis le début des répétition, m’a gardé une place au milieu des premières basses. Une fois l’énorme orchestre mahlérien installé – le Concertgebouw d’Amsterdam en tournée européenne, l’espace dédié au chœur est petit mais tout le monde tient. Le même programme a été donné en début de semaine à Londres avec le LSO Chorus et le sera le lendemain à la Salle Pleyel à Paris avec le Chœur de Radio France. La partie chorale est courte, nous chantons par cœur, cela prend moins de place… ! Les deux solistes – Bernarda Fink et Ricarda Merbeth – sont immergées au sein de l’orchestre juste devant les percussions. La répétition commence par un filage du dernier mouvement. L’intonation du chœur n’est pas parfaite. Le réglage des délicats passages avec petits orchestres en arrière scène occupe la suite de la répétition. Mariss Jansons s’aide d’un assistant qui le conseille depuis la salle. L’orchestre sonne somptueusement, les cordes ont un incroyable velouté et des unissons de rêve, les bois sont d’une finesse et d’une dextérité stupéfiante et les cuivres sont raffinés, jamais vulgaires. L’ensemble offre des nuances sur toute l’échelle et fait montre d’une qualité d’ensemble et d’écoute tout à fait exceptionnelle. On comprend que cet orchestre ait été classé, il n’y a pas longtemps, numéro un devant les Berliner Philharmoniker et les Wiener Philharmoniker. L’intervention des solistes vocaux est plusieurs fois travaillée dans le détail. Entendre cette œuvre tant aimée, servie par des interprètes de ce niveau, immergé au sein du Wiener Singverein et dans cette extraordinaire salle est un immense moment de plaisir et de bonheur.
Le soir, le chœur est convoqué pour très tôt, car le chef d’orchestre souhaite respecter la grande pause demandée par Mahler à la fin du premier mouvement et l’utiliser pour faire entrer le chœur sur scène. On me confie un nœud papillon bicolore sur lequel figurent les initiales de ce chœur qui a fêté l’année dernière ses 150 ans. J’ai quelques difficultés à le mettre et une des choristes m’aide gentiment. A côté des feuilles de présence, figure la liste des chanteurs qui peuvent ainsi s’inscrire volontairement pour les productions à venir, en l’occurrence le “Manfred” de Schumann et la “Neuvième” de Beethoven. Un cahier ouvert est aussi disponible pour toute personne qui aurait quelque chose à transmettre. Certains écrivent… d’autres lisent. Cela ressemble fort à un échange pacifique. J’aperçois la présidente du chœur, Adelheid Hink, qui ne participe pas à ce concert et je n’avais pas encore rencontrée. Je vais la saluer et elle me dit en un français parfait: « Quel plaisir de vous avoir à Vienne pour ce concert »… les bras m’en tombent. « Le plaisir est surtout pour moi, chère Madame ». Erika, qui m’avait repéré dès la première répétition, veille, s’assurant que tout va bien notamment avec mon nœud papillon… Quel accueil ! Nouvelle mise en voix et dernières recommandations. Johannes Prinz est en costume trois pièces avec une belle cravate rouge. Dans les escaliers du Musikverein, la montée vers la scène ne se fait pas sans flottement ni stress y compris pour Johannes Prinz qui semble un moment douter des différents accès à la scène. Mais finalement l’installation est rapide et discrète. La symphonie “Résurrection” peut continuer et se développer telle une somptueuse arche tendue vers un final dionysiaque. Quel bonheur de voir la salle depuis la scène toute éclairée, comme toujours à Vienne, ce qui aide au contact avec le public. Une heure plus tard, après quelques secondes d’un silence chargé de signification, des applaudissements frénétiques finissent par rompre le silence. Accueil triomphal. La salle est rapidement debout. Mariss Jansons est un des chefs préférés des Viennois, public exigeant et connaisseur. Johannes Prinz vient saluer avec les solistes. Il est heureux et il y a de quoi car le chœur a été magnifique de bout en bout.
Vingt minutes plus tard et après avoir rendu mon nœud papillon, je vais remercier une nouvelle fois Johannes de son accueil et de celui de ses chanteurs. Il me demande si je suis satisfait et heureux. « Ja, Johannes ich bin sehr glucklich. Vielen Dank. Ich hoffe es wird vielen anderen Konzerte am Wien* »… « Kein problem** » me répond-t-il ! Il m’explique que certains des chanteurs ont l’habitude de se retrouver après les concerts dans une taverne. Il me confie alors à Eva, une alto qui nous y conduit. Je discute pendant le trajet avec un jeune Anglais qui a vécu et chanté à Vienne pendant deux ans et qui a souhaité revenir pour faire ce concert. Bien entendu, Johannes Prinz l’a accueilli à bras ouverts. L’endroit est modeste mais convivial. Environ une trentaine de chanteurs sont présents. « La bière est offerte, mais si tu manges tu dois payer », nous explique Eva qui partage notre table. L’ambiance est détendue, festive et chaleureuse. Dès son arrivée, la présidente nous a rejoint accompagnée de son mari, ancien Konzertmeister de la Philharmonie de Vienne. Nous échangeons alternativement en anglais avec Eva, en allemand avec d’autres et en français avec Madame Hink. Elle nous apprend qu’une spectatrice a pleuré dans les premiers rangs: Christa Ludwig, présente ce soir-là !
Quelques heures et quelques bières plus tard, nous en savons beaucoup plus sur le chœur, y compris de la délicate période de transition des années 90 (au décès de Karajan qui a été suivi par l’arrivée de Johannes Prinz à la tête du chœur), des chefs préférés (Jansons, Muti, Mehta, Ozawa ou Boulez) et des moins aimés, de la récente tournée au Japon (financée par un sponsor japonais pour 60 chanteurs et à laquelle 20 chanteurs supplémentaires ont participé grâce à des des fonds propres) et tant d’autres choses. J’explique à Adelheid Hink que l’Orchestre de Paris est à la recherche d’un chef de chœur. Deux réactions se télescopent: «Cela est intéressant, pouvez-vous m’indiquer un contact à Paris ? Mais Johannes Prinz est à nous et reste à Vienne… !». Comme on la comprend ! Les chanteurs quittent progressivement la taverne et nous saluent. Incroyable aventure donc que ce séjour d’une semaine à Vienne au plus haut niveau artistique et humain. Johannes Prinz porte décidément très bien son nom. Car comme dans tous les groupes, c’est le chef qui crée l’ambiance. Et ce mélange de professionnalisme, de modestie, d’empathie, d’accueil et d’enthousiasme fait des miracles. Merci Johannes. Merci à vous tous et toutes. Bis bald.

Gilles Lesur
Vienne, Musikverein, Großer Saal, 16 décembre 2009, symphonie n°2 dite “Résurrection” de Gustav Mahler, Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam, Bernarda Fink, Ricarda Merbeth, Wiener Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde in Wien (Johannes Prinz, chef de chœur), Mariss Jansons, direction.